Croissance, 2% avant la fin du monde : Retour sur un documentaire ambitieux

Auteure : Julpiq

Après le succès d’Ingénieurs pour demain, qui a contribué à diffuser le mouvement Ingénieurs Engagés dans toute la France à travers le lancement de différents groupes locaux, l’équipe de réalisation a voulu aller plus loin avec un second reportage intitulé Croissance : 2% avant la fin du monde. Le documentaire résulte d’une collaboration entre plusieurs associations étudiantes de l’INSA Lyon : la Mouette, dédiée à la vidéo, Objectif 21 consacrée à la sensibilisation environnementale sur le campus et le groupe local d’Ingénieurs Engagés à l’INSA Lyon. En discutant avec Noé, narrateur et membre de l’équipe de réalisation du documentaire, nous avons voulu déterminer en quoi ce documentaire allait plus loin que le précédent.   

Lien vers le documentaire

Une remise en cause du rôle de l’ingénieur dans la société actuelle

Si le premier documentaire partait d’un questionnement centré sur la formation et la carrière d’ingénieur, celui-ci adopte une vision plus systémique. Partant du discours porté en école d’ingénieurs prônant le progrès et la croissance sans limite, ce reportage propose une approche plus globale, remettant en cause non seulement le rôle de l’ingénieur, mais aussi l’ensemble du modèle économique sur lequel repose notre société. En effet, en se questionnant sur les causes et les conséquences de la crise climatique et écologique qui nous touche, l’équipe de réalisation en vient à aborder des sujets plus profonds et à analyser l’impact des choix techniques et politiques.La recherche des racines de la crise actuelle, notamment la foi dans le progrès technique, conduit ainsi à une remise en cause du système économique actuel basé sur la croissance.

Les origines et les limites de la croissance

La critique de la croissance verte, prônée par les grandes entreprises, est au cœur du sujet : l’ensemble des initiatives « vertes » portées par les industries sont dénoncées comme des anecdotes paradoxales : des mesures très innovantes contre un manque de massification des actions simples, des solutions de recyclage ou d’efficacité dont l’ampleur n’annule pas l’ébriété sur les volumes produits et le rythme de l’obsolescence, et une communication faisant reposer l’écologie sur les changements de comportements individuels. Le film invite à dépasser cette vision pour aller vers des changements sociétaux plus radicaux.Cette critique va de pair avec celle du progrès technique, censé améliorer le confort du plus grand nombre, mais basé sur des technologies toujours plus gourmandes en énergie et en matières premières. Le documentaire prône, au contraire, un avènement des low tech[1], à l’image du mouvement Ingénieurs Engagés[2]. Au-delà des dommages environnementaux causés par ce modèle, le documentaire met en évidence les conséquences sociales d’un tel système, qui ne profite qu’à une infime partie de la population et contribue à augmenter sans cesse les inégalités. Le changement profond du système défendu vise donc également un enjeu social non négligeable.À l’instar du scénario négaWatt[3], c’est la nécessité d’une transition visant la sobriété dans un premier temps puis l’efficacité qui est mise en évidence. La question des énergies renouvelables n’arrive que dans un troisième temps.

Le potentiel des énergies renouvelables

Concernant l’approche énergétique, le film tente également d’aller au-delà des idées reçues qui laissent à penser que le photovoltaïque et l’éolien comptent parmi les principaux consommateurs de métaux rares et entraînent la société dans une nouvelle dépendance[4]. Si la surexploitation des ressources minières est régulièrement attribuée aux énergies renouvelables, on y voit ici un amalgame dommageable avec la croissance du numérique, nettement plus consommatrice de terres et métaux rares.[5]Enfin, il est rappelé que les énergies renouvelables ne peuvent être résumées à ces productions électriques quand les ressources issues de la biomasse ont un rôle tout aussi important à jouer dans la transition énergétique.

Comment aborder le sujet tout en restant optimiste ?

La proposition est claire, c’est d’adopter une vision humble : admettre que le défi de la croissance verte est extrêmement risqué, que le progrès a essentiellement été permis par les énergies fossiles abondantes, que la sobriété et l’efficacité sont nécessaires. Cette vision peut porter le deuil d’un avenir ancré en nous, celui de l’abondance, du toujours plus, plus rapide, plus simple. La proposition du documentaire est de dire que ce deuil est déjà à faire. Nous nous apprêtons à subir sans être préparés, nous pouvons choisir. Le projet d’humilité et de sobriété peut être empreint d’optimisme car c’est résolument celui qui maintiendra au mieux notre confort, nos liens, notre humanité, même si des points de non retour sont déjà franchis. Cette pensée politique, que l’on peut associer à la décroissance, est une porte de sortie vers un avenir plus serein. Il a été difficile de choisir l’angle d’approche pour apporter cette vision tant les arguments sont de nature variée. Nous avons tranché sur une approche essentiellement technique sur la partie constat car c’était celle sur laquelle nous nous sentions les plus légitimes.Une fois l’angle d’approche restreint à l’aspect technique du sujet, l’enjeu a été d’identifier des intervenants pouvant alimenter le débat. Pour aborder ces thématiques, l’équipe a fait le choix d’interviewer un panel de personnalités, réunies parmi leurs connaissances personnelles mais aussi parmi les références du moment, chacun ayant un point de vue différent sur la question. Certains sont experts sur le rôle de la technique dans la société, tandis que d’autres ont une approche beaucoup plus pratique. En effet, les experts comme Baptiste Mylondo, Philippe Bihouix et Alexandre Monnin, respectivement économiste, ingénieur et philosophe, apportent une vision théorique à travers des arguments scientifiques formels sur les limites physiques actuelles et l’impact de la croissance sur l’épuisement des ressources. Mais pour dépasser le constat et montrer les alternatives possibles, Monsieur Bidouille, auteur de vidéo Youtube[6] sur la technique et la fabrication ou encore Clément et Baptiste de l’Atelier Soudé[7] présentent des initiatives concrètes qui induisent des changements sociétaux profonds.Un regret persiste, pour les réalisateurs comme pour les spectateurs, quant à la masculinité des personnes interviewées, caractéristique de la faible représentation des femmes dans les médias, comme dans les écoles d’ingénieurs… Il ne nous reste plus qu’à attendre un prochain documentaire 100% féminin !

Un questionnement représentatif du mouvement Ingénieurs Engagés

Au-delà des solutions d’ordre technique qui sont présentées, le film fait état de la recherche d’alternatives aux structures classiques de l’entreprise privée et du salariat et identifient des modèles tels que les structures de l’économie sociale et solidaire comme une réponse à la crise actuelle. Une réponse partagée par bon nombre d’ingénieurs engagés qui tentent aujourd’hui de se frayer un chemin dans cet univers, allant à l’encontre des voies qui leur sont communément destinées.

À suivre…

De manière à diffuser le documentaire et à ouvrir la réflexion sur le sujet de la croissance, l’équipe du film envisage la création d’un outil destiné à animer le débat sur un format participatif à la suite de la projection du film. Cet outil pourrait être utilisé dans différents milieux, notamment associatif, pour dépasser le cadre étudiant.

Notes et Références

[1] Technologies se voulant sobres, modulaires, réparables, économes en ressources, accessibles, et adaptées aux contextes locaux, par opposition aux high tech
[2] https://ingenieurs-engages.org/2019/09/un-autre-recit-du-progres-la-perspective-low-tech/
[3] https://negawatt.org/scenario/ 
[4] Le livre de Guillaume Pitron, La face cachée de la transition énergétique et numérique contribue grandement à diffuser cette idée.
[5] À ce sujet, voir l’article « La rareté de certains métaux peut-elle freiner le développement des énergies renouvelables ? », sur le site animé par l’Association Négawatt : https://decrypterlenergie.org/la-rarete-de-certains-metaux-peut-elle-freiner-le-developpement-des-energies-renouvelables
[6] https://www.youtube.com/channel/UCSULDz1yaHLVQWHpm4g_GHA
[7] Atelier de réparation d’objets électroniques à Villeurbanne (http://atelier-soude.fr/)