La démocratie comme valeur hégémonique

auteur : Nicolas B

La notion de démocratie, signifiant littéralement “le pouvoir au peuple” est particulièrement vague et instrumentalisée. Il est en effet facile de s’accorder sur le bien-fondé de la démocratie si l’on ne définit pas précisément ce qui en découle. Quelle place accorder donc à la revendication démocratique au sein des luttes politiques actuelles ? Si cette notion semble étonnamment consensuelle, c’est qu’elle recèle en réalité de multiples facettes qu’il est parfois difficile de démêler. Nous nous proposons dans cet article de faire un petit tour d’horizon de cette valeur si peu controversée.

Après avoir éclairci quelques définitions autour de la démocratie, nous reviendrons sur ses principales critiques. Celles-ci se situent à trois niveaux : (i) les critiques sur la forme actuelle de la démocratie (ii) les critiques sur le bien-fondé même de la démocratie et (iii) les critiques des nouveaux mouvements démocratiques ‘citoyennistes’. Nous ouvrirons enfin une brève réflexions sur le rôle des ingénieur·es dans les mouvements citoyens.

Le but n’est pas ici de préconiser un régime particulier, car cet idéal est subjectif et dépend de l’objectif implicite que l’on donne à un État. Nous essaierons simplement d’identifier les leviers pertinents de revendication politique autour de la démocratie. Dans un futur article, nous apporterons plus d’éléments de réflexion sur la gouvernance que nécessite la transition écologique.

Des démocraties

Ce que nous avons aujourd’hui coutume d’appeler démocratie correspond en réalité à une certaine forme de démocratie : la démocratie représentative. Cela signifie que les citoyen·nes élisent une personne ou un groupe de personnes à qui ils·elles délèguent leur pouvoir. Mais dans sa définition historique originale, une démocratie désignait un régime dans lequel le peuple, en plus de décider, débattait et délibérait de ses décisions [1]. Selon ce principe, voter n’est un acte démocratique que si les votant-es ont également défini la question, et se sont approprié les débats précédant le vote. Cette position est aujourd’hui source de débats, et la définition même de ce qu’est la démocratie devient un enjeu politique, les discussions étant souvent caricaturées [2]. Commençons par détailler quelques unes des notions qui peuplent le paysage sémantique.

La démocratie participative implique que les citoyen·nes prennent part aux décisions prises par l’institution dirigeante. Elle ne remet pas a priori en question la structure représentative de la démocratie : la décision finale revient aux élu·es. Cette notion est très ambigüe, car à l’instar de la démocratie, chacun·e peut imaginer quelque chose de différent derrière l’idée de participation. Celle-ci peut prendre de nombreux aspects, qui sont eux-mêmes plus ou moins démocratiques [3]. Ainsi, selon comment elles sont pratiquées, les consultations citoyennes et autres grands débats peuvent aller de la décision directe des citoyen·nes à une simple action de communication, voire de manipulation.

La notion de démocratie délibérative est sur ce plan moins ambigüe. Elle implique en effet que les décisions démocratiques puissent être prises par la délibération des citoyen·nes, qui correspond à l’acte de faire des choix collectifs éclairés et rationnels. Cependant, elle n’exclut pas non plus la notion de représentativité, que ce soit dans les institutions (présence possible d’un·e chef·fe d’Etat) ou dans l’acte de délibération.

La démocratie directe s’oppose en revanche à la notion de représentativité : tou·tes les citoyen·nes doivent prendre part aux décisions s’appliquant à la communauté. Cette notion soulève de nombreuses critiques, tant sur l’aspect théorique que pratique. Sur l’aspect théorique, les contradicteur·ices avancent qu’une telle société serait au mieux incohérente, au pire irrationnelle, et quoiqu’il en soit impossible. D’un point de vue pratique, les moyens techniques de mettre en place une démocratie directe posent question lorsqu’elle dépasse une petite communauté d’individus. La situation suisse, où le référendum fait partie de la vie publique, offre un exemple à échelle moyenne. Mais l’implication régulière et systématique de tou·tes les citoyen·nes dans chaque décision peut aussi être vue comme un manque d’efficacité, et d’ailleurs rien ne garantit qu’une telle participation soit souhaitée par les citoyen·nes eux·elles-mêmes. 

La démocratie liquide est une réponse intéressante à cette dernière critique. Grâce aux possibilités ouvertes par les technologies numériques, chaque citoyen·ne pourrait déléguer sa voix à n’importe quel·le autre citoyen·ne, en fonction des sujets soumis aux votes. En choisissant ainsi, soit de s’exprimer soi-même soit de confier son vote à une personne jugée “experte” sur la question, toutes les décisions pourraient être prises par les personnes les plus compétentes et concernées. Néanmoins cette forme de démocratie ainsi que toutes celles ayant recours à des technologies numériques soulève un point crucial : le besoin de fiabilité dans les procédures démocratiques. Comment est-on sûr de pouvoir faire confiance à un algorithme de vote ou de représentativité, surtout à l’ère ou les industries de l’information cherchent avidement à pénétrer le monde politique ?

La démocratie moderne

Les régimes aujourd’hui appelés ‘démocratiques’ sont en réalité bien loin de cet idéal de démocratie directe, pour peu qu’il soit désirable (nous y reviendrons). Les grands principes de gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple inscrits dans la Constitution française sont régulièrement démentis par le fonctionnement réel du monde politique. Nous analysons en quoi le fonctionnement d’un état comme la France s’en écarte.

La démocratie par le vote

Nous pouvons commencer par mentionner le fait que l’acte démocratique et politique se résume, dans les discours dominants, au fait de se rendre aux urnes lors des scrutins. C’est donc la procédure du vote qui incarne les valeurs démocratiques, et notamment car elle paraît inattaquable : elle semble finalement donner les mêmes chances à chacun·e de se faire élire à un poste de pouvoir. Réduits à de simples électeur·rices les citoyen·nes sont dépourvu·es de tout pouvoir politique et moyen de contrôle une fois les élections terminées. Les personnes élues ne souffrent d’aucune forme de responsabilité : les promesses politiques n’engagent que celles et ceux qui y croient. Les élu·es sont supposé·es être sanctionné·es de leurs actions seulement au terme de leur mandat, par leur réélection ou non (ce qui n’est même pas vérifié en pratique). Il n’existe aucun mécanisme de révocation en cours de mandat. Mais même le vote, emblème d’une démocratie minimaliste, reste hautement critiquable tel qu’il est pratiqué

Les défauts du système électoral

Les systèmes de vote qui sont au cœur de notre société démocratique sont perclus de défauts et de biais. Ainsi, il est aujourd’hui reconnu que le scrutin uninominal à deux tours utilisé notamment pour désigner le·la chef·fe de l’Etat a tendance à favoriser le vote utile et donc d’éliminer les candidats non soutenus par les principaux partis, ou, pire, les candidat·es les plus apprécié·es [4]. La non prise en compte de l’abstention et du vote blanc dans les résultats des élections indiquent également le déni de l’expression politique d’une partie importante des citoyen·nes. Le refus de se prononcer pourrait non pas être vu comme un renoncement à son droit de vote, mais plutôt l’expression, directe ou indirecte, de l’inadéquation des candidat·es ou du scrutin. Le résultat du “vote” est au final bien moins légitime que ce que les discours institutionnels affirment. Mais la technique de vote n’est pas l’unique problème, car si elle permet de choisir entre les candidat·es, elle ne permet pas de définir qui peut être candidat·e.

La légitimité du système de vote comme fondement de la démocratie repose sur l’accessibilité à la candidature à tous·tes les citoyen·nes. Moyennant quelques conditions supplémentaires, chaque personne qui dispose du droit de vote dispose également de l’éligibilité. Mais malgré cette possibilité offerte en théorie à chacun·e, l’exercice du pouvoir semble dans la pratique réservé à une élite, et constitue une réelle carrière professionnelle dans laquelle les idéaux sont concurrencés par les ambitions. Force est de constater que les acteur·rices du monde politique sont tous.tes issu.e.s des mêmes cercles sociaux, des mêmes écoles, et sont en lien étroit avec les grandes puissances économiques et médiatiques [5]. A de rares exceptions près, seul·es celles et ceux qui disposent du capital nécessaire, financier et surtout social, peuvent prétendre à accéder aux positions de pouvoir (et même à concourir pour ces positions). Ainsi, au delà des formes institutionnelles républicaines et démocratiques érigées en vertus morales absolues, le pays est dans les faits dirigé par une communauté restreinte de personnes issues de familles privilégiées, ce qui correspond plutôt à un régime aristocratique. Les bulletins dans les urnes ne donnent que l’illusion d’un choix, les candidat·es étant issu·es des cercles dominants. 

Notons tout de même que nos régimes sont moins verrouillés que les régimes aristocratiques féodaux. D’une part, il reste, théoriquement, possible à quiconque de s’élever au sein des classes supérieures, parmi l’élite. Il suffit d’ailleurs qu’un·e seul·e représentant·e d’une catégorie non dominante (telles que les femmes, les racisé·es, ou encore les ouvrier·es) atteigne un poste de prestige pour justifier le modèle méritocratique, et “prouver” que la démocratie est réelle.(a) D’autre part, les mandats à des échelles restreintes sont accessibles à “toute” catégorie de population, potentiellement plus représentatives de la volonté générale (voir le paragraphe sur le citoyennisme). Mais il suffit de jeter un œil aux résultats obtenus par les listes ‘citoyennes’ à des échelles plus ambitieuses comme les élections présidentielles ou législatives(b), voire municipales dans de grandes villes, pour constater que plus les mandats accordent de pouvoir, plus ils se resserrent autour de cette fameuse élite. 

Plusieurs raisons peuvent être suggérées pour expliquer ce dysfonctionnement du système démocratique. Bien qu’il manque d’analyse complète et sérieuse sur le sujet, commençons par souligner que l’importance accordée par les médias aux candidat·es semble corrélé leur succès électoral [7]. Dit autrement, plus les médias consacrent d’articles, de unes, de temps de parole etc. à un·e candidat·e, plus ses chances semblent élevées de reporter l’élection. S’il est peu raisonnable de suggérer une causalité directe(c), on peut néanmoins douter, que les fortes disparités de représentation médiatique des candidat·es soient simplement liée à leurs talents. Sans verser dans l’hypothèse de sombres complots aux sommets de l’État, rappelons que la quasi totalité des groupes de presse appartient à des élites économiques [8], elles-mêmes proches des cercles dirigeants. Même s’il existe probablement des analyses plus fines de notre système politique, cette proximité apparente entre médias, capital et politique dessine les contours de cette élite aristocratique qui seule peut prétendre aux postes de pouvoir et de responsabilité.

(a) Cette distorsion de “l’égalité des chances” est parfois nommée tokenisme [6]
(b)  A ce sujet nous nommerons deux initiatives remarquables : MaVoix pour les législatives et laprimaire.org pour les élections présidentielles. Le peu de réussite et de médiatisation de ces initiatives pourtant basées sur des principes très démocratique témoigne de l’inefficacité de la vertu seule pour avoir une chance d’être élu·e.
(c) Restons tout de même prudents sur cette observation, et rappelons que corrélation n’est pas causalité. Il se peut qu’il existe un autre facteur expliquant à la fois le taux de médiatisation important et le bon résultat aux élections.

Les autres freins à la démocratie

Par ailleurs, au delà de la désignation de la fonction suprême de l’État, d’autres mécanismes viennent fortement altérer le principe de démocratie au profit des personnes au pouvoir. Nous abordons, sans développer outre mesure, certaines observations.

En premier lieu, le·la président·e de la république dispose aujourd’hui d’un pouvoir conséquent et supérieur à la plupart des autres régimes démocratiques [9]. L’article 49-3 de la Constitution, par exemple permet à son·sa premier·e ministre d’outrepasser tous les processus de débats parlementaires, garde-fous démocratiques censés distinguer le pouvoir exécutif du pouvoir législatif.

En second lieu, c’est l’intégralité du rôle de l’Assemblée Nationale qui peut être vu comme une imposture. Depuis l’instauration du quinquennat en 2002, les députés sont élu·es juste après l’élection présidentielle alors qu’ils·elles étaient habituellement élu·es en décalage (afin précisément de permettre la pluralité des partis à l’Assemblée). Les résultats des deux scrutins sont souvent cohérents : le parti élu à l’élection présidentielle se voit immédiatement doté d’une majorité à l’Assemblée. Il pourra ainsi imposer, sans controverse, toutes les mesures qu’il souhaite. Cela est accentué par la non prise en compte du vote blanc et de l’abstention, qui est particulièrement importante lors des élections législatives.

Enfin, la légitimité du Sénat quant à sa capacité à représenter les intérêts de la population est extrêmement discutable, et cette chambre pourrait, par exemple, avantageusement être remplacée par une chambre réellement citoyenne [10].

Au vu de tous ces dysfonctionnement, le système électoral peut alors être vu comme un instrument au service de la classe politique dominante afin d’asseoir la légitimité des décisions qu’elle prend, sous caution de leur mandat ‘démocratique’. Rappelons que cette caution populaire, le plébiscite, au cœur de certains régimes actuels dont notamment la Ve république en France instaurée par le général De Gaulle et façonnée à sa personne, est également un élément central des régimes dits totalitaires(d) et des dictatures passées [1, 9]. Le fait d’être élu·e par un peuple ne garantit en rien le pouvoir de ce peuple sur la chose publique, et peut même lui faire perdre du pouvoir : puisque les détenteur·ices du pouvoir sont choisi·es par la Démocratie et ses institutions, supposées intrinsèquement vertueuses, toute dénonciation en devient illégitime.

(d) La notion de totalitarisme est remise en cause par certains historiens qui estiment fallacieux de mettre le régime soviétique et nazi dans la même catégorie. Tandis que dans le premier le contrôle sur la population était maximal, le second s’appuyant plutôt sur la propagande

Sommes nous actuellement en démocratie ?

Fort de ces constats et de nombreux autres, les plus critiques envers notre gouvernement n’hésitent pas à affirmer que, non, nous ne sommes pas en démocratie, ou que le gouvernement actuel n’est pas légitime. Ces critiques ont d’ailleurs récemment amené le président de la république à enjoindre ses détracteurs d’”[essayer] la dictature” [11]. Sans chercher à prendre sa défense, il semble essentiel de garder deux points en tête lorsque l’on aborde ces questions. 

Premièrement, bien que la liberté de la presse en France ait un classement déplorable pour un pays de son rang [12] et que l’on observe des répressions inédites qui semblent devenir une norme (entérinée par l’état d’urgence permanent inscrit dans la Constitution [13]), rappelons tout de même que les conditions de vie dans des régimes dits démocratiques aujourd’hui ne sont en rien comparables à celles qui peuvent (ou ont pu) exister dans des états répressifs. Sous la Ve république, et en métropole (notons que cette remarque peut être vite mise en défaut par les politiques colonialistes passées et actuelles), nous n’avons jamais eu d’équivalent à Tiananmen(f), aux goulags, aux exécutions sommaires, à la police politique, à l’emprisonnement de journalistes ou d’opposant·es politiques. La tendance actuelle n’est, certes, pas encourageante, mais avant de s’offusquer d’une « dictature » française, il convient de prendre la mesure réelle de la situation et de ce que nous pourrions encore perdre. Cet argumentaire est bien à manier avec précaution, car la comparaison au pire ne doit pas devenir une justification du mauvais. 

En deuxième lieu, malgré les nombreux défauts que comporte notre système d’élections, le président actuel M. Emmanuel Macron, n’en déplaise à ses opposants, est le plus légitime des candidats à l’élection, dans le sens où, il aurait gagné au 2e tour face à n’importe quel·le adversaire. C’est ce que l’on nomme vainqueur de Condorcet de l’élection, et notons au passage que notre système de vote n’a pas tendance à faire gagner ce type de candidat·es [4]. Si il est aujourd’hui un des présidents les plus contestés, on ne peut – pour une fois – pas le reprocher à la technique du vote. En revanche, comme accentué ci-dessus, le problème vient peut-être plutôt du fait de la sélection aristocratique des candidat·es pouvant prétendre à la fonction présidentielle, et le support économique et médiatique dont ils·elles disposent.

    Afin de distinguer les régimes dits démocratiques d’une “réelle” démocratie (idéalisée), et refusant le terme extrême de ‘dictature’, nous utiliserons le terme d’aristocraties démocratisées pour désigner ces premiers.

(f) Violente répression des autorités chinoises d’une manifestation ayant fait des centaines de morts, voir [14]

La démocratie est-elle vraiment meilleure ?

Une fois le constat posé de la faiblesse de la démocratie dans les régimes occidentaux, vient une seconde question, qui peut sembler provocatrice mais qui ne peut pas non plus être balayée d’un revers de main : la démocratie(g) est-elle aussi vertueuse qu’on l’affirme ? Permet-elle de prendre de meilleures décisions ? 

Concernant le bien-fondé de la démocratie, il y a globalement deux théories qui s’affrontent sur le sujet, l’une affirmant la sagesse des foules et la seconde la bêtise des masses. Les deux volets détiennent en réalité une partie de la vérité, dans des conditions particulières et en occultant un problème plus profond.

(g) Sous entendu directe, et nous ne développerons pas plus les défauts de l’aristocratie démocratisée telle que nous l’avons décrite

La sagesse des foules ou l’irrationalité collective ?

Concernant la sagesse des foules, il existe de nombreuses expériences de psychologie sociale montrant à quel point la moyenne des erreurs de chaque individu s’approche d’une réalité objective.[15] Cet argument de “sagesse des foules” est néanmoins à manier avec prudence, pour plusieurs raisons. La première est le périmètre restreint de la gamme de problème dans laquelle elle est observée dans les études : compter le nombre de grains de riz dans un bocal, estimer le poids d’un bœuf… des questions assez peu pertinentes dans la vie politique. De plus, afin que le principe fonctionne, il est nécessaire de réunir certaines conditions bien particulières : les avis donnés doivent être totalement indépendants entre eux, ce qui implique l’absence totale de communication entre les sujets. Ceux-ci doivent également représenter une diversité et un nombre suffisant pour que l’erreur statistique s’annule. Enfin, et peut-être le plus difficile dans une décision démocratique, il doit exister un moyen d’agréger de manière simple et objective les opinions exprimées.[16] Force est de constater que ces conditions “de laboratoire” sont très différentes des conditions réelles dans lesquelles s’exerce la démocratie, même participative et délibérative. Cette sagesse des foules « scientifique » peut-elle être mobilisée sur des questions plus complexes, telles que la politique énergétique, les relations internationales, ou la santé publique ? On peut légitimement douter que l’argument soit suffisant pour conclure que les foules prennent toujours des décisions “meilleures”. D’ailleurs, si l’on sait bien mesurer le poids d’un bœuf grâce à une balance, il n’existe pas de moyen fiable de déterminer quels choix politiques sont objectivement meilleurs.

Certain·es se basent sur ces critiques pour proposer d’ailleurs la thèse inverse : constatant les nombreux biais cognitifs auxquels sont soumis les citoyen·nes ceux·celles-ci seraient amené·es à prendre des décisions moins éclairées lorsqu’ils·elles sont en groupe, une sorte de « bêtise collective » [17]. Certains de ces biais sont en effet particulièrement problématiques pour la construction d’une démocratie. Par exemple, le biais de confirmation est un puissant vecteur d’irrationalité, et au cœur du mécanisme de polarisation pouvant mener à des conflits stériles. La propension à toujours chercher à se conforter dans leurs a-prioris (ce fameux biais de confirmation) conduit les personnes à s’enfermer dans des systèmes de croyances et à taire leur esprit critique. Cela est d’autant plus facilité par l’accès direct aux informations de plus ou moins bonne qualité permis par les nouvelles technologies, et la complaisance des algorithmes des réseaux sociaux avec ce biais. Dit autrement, sur Internet chacun·e renforce ses convictions pré-établies en sélectionnant des informations qui vont dans le sens de ses croyances, et est fortement encouragé·e à le faire par les réseaux sociaux numériques [18]. Couplé à un effet de halo, c’est à dire la tendance à simplifier notre conception de la réalité de manière manichéenne, on peut observer une polarisation de l’échiquier politique : ceux qui ne sont pas des alliés sont des ennemis, et tous leurs arguments sont mauvais. Cette irrationalité est d’autant plus prégnante qu’elle intervient dans un contexte ou le (supposé) manque de culture, d’éducation et d’esprit critique de certain·es les rend perméables à toute sorte de théories et argumentaires malhonnêtes visant à les manipuler (à fin électorale par exemple). Ainsi, les systèmes culturel, social, et politique sont structurés de telle manière que les décisions ‘démocratiques’ semblent particulièrement biaisées et erronées. Ces biais cognitifs universels auxquels chacun·e est soumis sont plus susceptibles de s’additionner que de s’annuler. Si ce tableau des arguments contre le bien-fondé de la démocratie peut-être discuté, notamment par son approche condescendante, il fait tout de même émerger un malaise. Il questionne sur la croyance dans le fait que la démocratie est un système vertueux et conduit à de bonnes décisions. Cette croyance est plus souvent relayée par un argumentaire moral hérité des leçons d’Histoire que par un argumentaire rationnel. Ainsi, si ce débat sur le bien-fondé de la démocratie paraît à contre-temps d’une époque où la volonté générale semble désirer plus de démocratie, il devient difficile d’en écarter les arguments en mobilisant simplement la suprématie morale de la notion de démocratique. D’autant plus si l’on place des attentes sur ce régime qui dépassent le simple bien-être des citoyen·nes comme cela a pu être le cas par le passé. Par exemple, si l’on accorde une importance primordiale à la résolution des problèmes climatiques et environnementaux globaux pesant sur l’humanité, on peut se poser la question de savoir si plus de démocratie permet une action plus efficace vis à vis de ces enjeux.

Démocratie post-normale

Cette dichotomie entre sagesse et bêtise des foules fait en réalité disparaître un pan entier du débat susceptible de faire pencher la balance en faveur du bien fondé de la démocratie. Un argument de fond justifiant l’intervention de tous les acteurs dans la décision est le concept de science post-normale. [19]. Si cette approche est si peu connue et discutée, c’est sans doute qu’elle remet en cause un mythe fondamental pilier de nos sociétés moderne : celui que la science est absolue et exacte, et qu’il existe une solution unique à chaque problème. Ce mythe justifie alors la technocratie : seuls les expert·es comprennent réellement le monde et peuvent prendre les décisions appropriées, fût-ce aux dépens des intérêts immédiats du peuple, comme si ce dernier était aveuglé par son ignorance. La réalité est que dans une situation complexe impliquant de nombreux acteurs, tel que c’est le cas dans les décisions politiques, il n’y a, d’une part, pas de manière absolue de répondre à un problème (la science ne pouvant statuer sur le terrain de la morale), et d’autre part, pas non plus de manière unique de poser un problème. Cette manière même d’énoncer les problématiques publiques est un acte politique que s’accaparent les dirigeant·es. Toute réponse démocratique à cet énoncé ne sera qu’une manipulation de l’intelligence collective pour la faire converger vers une solution pré-établie. Les tenants et aboutissants de ce positionnement épistémologique méritent d’être discutés dans un article à part entière, mais la conséquence directe sur la notion de démocratie est que les citoyen·nes ne sont plus placé·es en situation de groupe devant prendre LA bonne décision. Ils·elles sont considéré·es comme représentant·es légitimes pour apprécier la manière d’aborder un problème sous leur angle propre, ainsi que les conséquences de la décision collective. Cet angle remet alors à plat beaucoup d’arguments sur l’incapacité des citoyen·nes à prendre de “bonnes décisions”. Il constitue alors une solide justification pour l’augmentation de la participation et la délibération des citoyen·nes aux décision politiques.

Le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) ou le symbole de l’ambiguïté de la démocratie

Les intenses débats ayant eu lieu autour du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) sont emblématiques de l’ambiguïté de la question démocratique. Apparemment, le RIC offre un surplus de démocratie, et devrait donc être désirable selon notre grille morale. Mais cette revendication du mouvement de contestation des Gilets Jaunes a soulevé de farouches oppositions tant dans la sphère gouvernementale que, de manière plus surprenante, dans les partis d’opposition. La classe dirigeante n’a bien sûr aucun intérêt à se séparer d’une partie de son pouvoir à travers un dispositif aussi incontrôlable pour elle qu’un RIC, et défend la conservation des institutions “démocratiques” existantes, celles qui permettent de maintenir l’aristocratie démocratisée. [20] Dans l’opposition en revanche, la crainte était portée sur le fait de voir ressurgir au sein du débat public des avancées sociales jugées irréversibles, telles que le mariage homosexuel, ou l’abolition de la peine de mort [21]. Cette attitude témoigne bien d’une posture condescendante des élites politiques, jugeant le peuple “trop bête” pour savoir ce qui est bien pour lui. Les foules sont donc considérées comme irrationnelles. Mais le débat est incomplet et déformé, car il est ancré dans la version actuelle de la démocratie représentative. Les défenseur·euses de cet outil affirment que, pour qu’il soit démocratique, il ne suffit pas que les questions soient posées et débattues entre élites dirigeantes et intellectuelles accréditées, mais proviennent de processus délibératifs du peuple lui-même. Afin qu’un débat soit démocratique, il doit donner la parole aux personnes concernées et non à des ‘ventriloques’ prétendant s’exprimer en leur nom. Le RIC ne saurait être démocratique s’il était instauré à la manière des traditionnels référendums, où la question (certes posée par le peuple dans ce cas) lui a soit été suggérée, soit dérobée par les figures et discours médiatiques dominant·es. [22]

Le mouvement “citoyenniste” : une voie de sortie ?

Toutes les critiques de la forme actuelle de la démocratie sont aujourd’hui de plus en plus relayées, à un tel point qu’émergent de nouveaux mouvements qui cherchent à s’émanciper des vieux schémas et clivages politiques ainsi que de leurs structures.

Apolitiques et apartisans

Une chose remarquable que l’on observe dans les mobilisations récentes est la traduction dans les mouvements sociaux de la perte de confiance dans l’élite politique. Aujourd’hui, être encarté dans un parti, c’est être un “vendu”, et perdre toute crédibilité de représentation populaire. Ainsi, il devient coutume de se déclarer a-partisan, voire a-politique, afin de justifier le fait que nos revendications n’entrent pas dans les cadres classiques du conflit politicien. Si ces deux termes semblent proches, il ne faut surtout pas les confondre. Un mouvement apartisan (à l’image du mouvement Ingénieurs Engagés) s’affirme indépendant de tout parti ou groupe d’influence afin de maintenir un recul critique vis à vis des discours politisés, tandis qu’un mouvement apolitique s’extrait complètement du rapport de force, acceptant implicitement un statu quo. Cette prudence se justifie notamment par le brouillage des clivages usuels entre gauche et droite, les trajectoires incompréhensibles des politicien·nes, et leurs trahisons récurrentes. 

Une manière intéressante de voir les choses, malgré tout, est le positionnement par rapport au statu quo du régime actuel. Selon cette vision des choses, être de droite signifie que l’on cherche à maintenir le régime actuel, ou le faire revenir à un état passé, et être de gauche que l’on cherche à instaurer un nouveau régime qui n’est encore jamais advenu [23]. Cela a pour conséquence que d’accepter le statu quo sans le remettre en question correspond à un positionnement implicite à droite de l’échiquier. Pour le dire de manière simplificatrice et provocatrice : “Etre neutre (ou apolitique), c’est être de droite”. Cela a de fortes implications pour les milieux des cadres intermédiaires, et notamment les ingénieur.e.s. Gagnant·es du système et dépolitisé·es, le régime actuel est tout à fait à leur avantage, et ils·elles n’ont absolument aucun intérêt personnel à le voir changer. C’est même l’inverse : ils·elles ont intérêt à maintenir l’ordre social actuel afin de conserver les privilèges obtenus, c’est à dire une posture conservatrice, de droite. La société a donc naturellement tendance à générer des élites (ingénieur·es compris·es) conservatrices.

Réappropriation du politique par le collectif

Expériences de démocratie directe, participative, reprise en main des institutions à l’échelle locale, mise en avant de la question sociale et écologique, sont autant de notions au cœur des expériences dites citoyennes. [24-27] Nous regroupons ces initiatives qui s’articulent à des échelles diverses dans un mouvement général que nous nommons citoyenniste. Les préceptes de ce mouvements sont qu’au vu de l’ampleur des crises actuelles et l’incapacité des institutions régaliennes à y faire face, chacun·e est légitime et a même le devoir, d’entrer dans l’arène politique. Les visions locales de ce mouvement sont proches des courants anarchistes, remettent fortement en cause la légitimité de l’Etat (ou du moins la pertinence de ses action), et affirment la nécessité que les communautés se réapproprient la question politique d’une manière démocratique, à leur échelle. Dans une vision à plus large échelle, il s’agit plus d’une critique active de l’aristocratie démocratisée, en cherchant à injecter une plus grande participation citoyenne dans les institutions républicaines (avec pour objectif à terme de faire changer ces institutions). Dans cette dynamique, c’est la définition même du mot politique que se réapproprient les citoyen·nes. Initialement réservé aux luttes des partis pour le pouvoir (ce que nous nommons ici la logique “politicienne”), celui-ci devient synonyme de faire ensemble, agir sur la Cité. Ces mouvements citoyens semblent ainsi une meilleure expression de la démocratie que le régime actuel, et une voie prometteuse d’évolution sociétale. Mais il ne faut cependant pas les idéaliser sans considérer les quelques gros écueils auxquels ils peuvent se confronter.

Quelle marge de manœuvre ?

    La première interrogation est la marge de manœuvre dont dispose ces initiatives.

Concernant l’échelon local, s’il peut être émancipateur dans une certaine mesure, il n’est pas nécessairement pertinent pour mener les politiques nécessaires face aux crises actuelles. Une approche ‘colibriste’ de la communauté démocratique semble attrayante : charge à toutes les communautés d’imiter celles qui sont exemplaires et “font leur part”, peu importe le résultat final. Mais cette approche omet parfois l’impératif de garder des revendications fortes et globales. Le principal risque de ces initiatives citoyennes est, cherchant l’indépendance et l’apartisanisme, de se dépolitiser complètement et de perdre toute forme de subversivité. Comme nous l’avons évoqué, la dépolitisation favorise alors le statu quo, ce qui est, selon les constats faits par ces mêmes mouvements citoyens, inacceptable. Ensuite, à l’instar des critiques faites au mouvement de Pierre Rabhi, il est illusoire de croire qu’un changement “individuel” (voir ici l’individu comme une petite communauté) est suffisant par rapport aux changements structurels à concevoir, que ça soit en terme d’environnement ou de démocratie. 

Concernant l’échelon national, comme nous l’avons déjà évoqué dans notre analyse ci-dessus de la forme actuelle de la démocratie, on ne peut que constater le peu de résultats probants lors de scrutins majeurs, malgré la qualité des démarches et l’énergie investie. Le problème vient peut-être précisément du fait qu’elles sont portées par des personnes majoritairement bénévoles, manquent de moyens financiers et humains, et surtout font face à des partis professionnalisés concurrents qui n’en manquent pas. Les candidat·es portés par ces partis ne bénéficient pas non plus de la puissance médiatique offerte aux dominant·es. Enfin, ils se retrouvent étouffés par les procédures institutionnelles calibrées pour que seuls des partis politiques expérimentés puissent concourir, à l’instar des symboliques 500 signatures, non obtenues par la candidate citoyenne de laprimaire.org en 2017. Essayer de jouer le jeu du système pour le changer de l’intérieur semble donc une stratégie extrêmement difficile et hasardeuse.

Quelle représentativité ?

    Le second écueil, et non des moindres, est le risque extrêmement important du biais de représentativité. Au prétexte d’être un·e citoyen·ne ordinaire distant des cercles traditionnels de la politique, tout un chacun s’estime légitime à intégrer ces mouvements démocratiques. Oui mais voilà : les mêmes personnes qui osent franchir ce cap, c’est à dire celles qui prennent conscience qu’en tant que citoyen·nes ils·elles peuvent avoir un réel pouvoir d’agir, ces personnes sont généralement les plus sensibilisées, éduquées, favorisées. Préservées par un capital financier et/ou culturel, elles ont moins d’appréhension à s’exposer et parler publiquement, moins d’hésitation à se trouver légitime, et peuvent avoir tendance à oublier de compter certaines voix dans les processus démocratiques. Un exemple symbolique est le mouvement “La Bascule”, composé exclusivement d’étudiant·es, majoritairement issu·es de grandes écoles, ayant comme ambition politique de se porter candidat·es aux élections municipales de 2020 afin de propulser les réels enjeux (environnementaux, sociaux), sur le devant de la scène. Comment ne pas voir dans l’implication politique de ces jeunes favorisé·es le retour d’une certaine forme d’ “aristocratie”, camouflée sous un nouveau visage ? [28] Si cette critique ne concerne sans doute pas toutes les initiatives citoyennes, certaines se consacrant pleinement à l’intégration de toutes les classes sociales, elle est d’ordre général et s’adresse comme un avertissement à toute démarche qui se prétendait “citoyenne” : De quel·les citoyen·nes est-il question ? Combien y a-t-il de femmes ? De racisé·es ? D’ouvrier·es ? De personnes âgées ? etc. Ne reproduit-on pas, dans une certaine mesure, le système de caste citoyenne de la Grèce antique dans laquelle seuls les nantis avaient le titre de citoyen ?

La récupération citoyenne

    Enfin, les nombreuses utilisations du mot “citoyen”, notamment par les institutions politiques dominantes, en font un terme qui devient creux et consensuel. La République En Marche, parti actuellement au pouvoir et digne héritier des logiques aristocratiques, ne s’est-il pas targué lors des élections législatives de faire élire des représentant·es de la “société civile” avec ses accents citoyennistes ? Les instances du Grand Débat, en réponse au mouvement des Gilets Jaunes, purs artefacts de communication, relevaient du même argumentaire, et il en va de même dans l’actuelle Convention Citoyenne pour le climat. La mobilisation de cet imaginaire est avant tout utilisée pour faire de la communication politique, témoignant d’un prétendu progrès de la démocratie. En réalité, ces dispositifs constituent soit un élément de langage pour désigner un certain type de citoyen·nes, soit un moyen d’individualiser la lutte politique afin d’opposer des citoyen·nes dépolitisé·es aux discours préparés et travaillés du gouvernement, dans une posture de pédagogie (soit les deux à la fois !).

Verdict

    Pour conclure ce paragraphe, le mouvement citoyenniste semble aujourd’hui être une alternative véritablement intéressante face aux schémas politiques traditionnels, car il permet un exercice direct de la démocratie par les personnes concernées par les décisions. Cependant  il s’expose à de forts défauts s’il n’est pas mûrement réfléchi, et il est facilement détourné par les éléments de langage des élites politiques afin de s’accorder un crédit démocratique. Le concept est donc à manier avec une grande précaution par les mouvements politiques visant un réel surplus de démocratie. Cela est notamment vrai pour les mouvements citoyennistes auxquels participent les classes favorisées, tel·les les ingénieur·es.

Ingénieur·es citoyen·nes ?

Dans la vie démocratique, les ingénieur·es brillent par leur absence. Au mieux réduit·es au rôle de conseiller·es techniques dans les ministères pour justifier ou alimenter des décisions politiques sous couvert d’une neutralité de leur connaissances techniques, ils·elles ont rarement l’habitude de s’exprimer ou d’intervenir dans le débat public. Ces élites scientifiques intermédiaires ne sont pas celles qui aspirent nécessairement aux hautes fonctions d’administration publique, aux mandats électoraux, aux tribunes médiatiques. Elles sont très souvent dépolitisées, même si leur rôle au sein de la société est indispensable au maintien du système en place. Mais lorsque ce système ne semble pas pouvoir répondre à des préoccupations scientifiques dont elles sont expertes (notamment les questions environnementales), elles peuvent chercher à prendre en main leur rôle politique, notamment au travers de ces mouvements citoyens.

Ainsi, les ingénieur·es (principalement les jeunes) peuvent trouver dans ces dynamiques apartisanes une manière nouvelle et originale de porter leurs convictions environnementales sur la scène politique. Mais ce faisant, elles négligent souvent leur propre appartenance à une partie favorisée de la population. Comme s’ils·elles étaient des citoyen·nnes “comme les autres”, donc tout aussi légitimes de s’exprimer, ne se rendant pas compte que leur voix, s’ils·elles ne l’expriment pas ouvertement, est souvent déjà portée implicitement par le système lui-même. Les ingénieur·es sont en réalité les premier·es concerné·es par les écueils relevés dans le paragraphe précédent. Cette population privilégiée peut très facilement porter ses propres luttes en oubliant d’écouter les voix absentes (qui leurs sont parfois même antagonistes), ou alors s’inscrire dans le jeu de récupération des structures dominantes, sans nécessairement s’en apercevoir. Ils et elles ont tendance à défendre une vision “neutre” et “objective” des sciences et des techniques qui efface les problématiques sociétales sous-jacentes. Volontiers expert·es de par leur éducation et culture, ou représentant·es de par leur aisance sociale, ils·elles auront tendance à prendre dans ces mouvements populaires des places de choix, reproduisant ainsi leur condition d’élite.

Il serait certes dommage de se passer des connaissances et compétences de personnes prêtes à s’engager pour défendre les valeurs qui leurs sont chères. Mais leur expertise doit permettre de se situer non au dessus des autres voix, mais bien à égalité. Ce n’est que par la prise de conscience de leurs privilèges et par une position d’humilité que ces élites du monde actuel pourront aider à bâtir celui de demain de manière plus juste. Si l’ingéniosité peut être mise au service de la démocratie, c’est sans doute moins au travers d’une connaissance scientifique et technique poussée que par une compréhension approfondie des processus démocratique et une maîtrise des biais qui s’y appliquent.

Conclusion : Quelles luttes pour quelle démocratie ?

La démocratie prend de nombreuses formes, et celle présente aujourd’hui à l’échelle d’états dits démocratiques en représente une version faible. Malgré un débat possible sur le bien-fondé de la démocratie pour la prise de décision, on peut finalement reconnaître un véritable intérêt à promouvoir la démocratie dans un contexte incertain nécessitant des savoirs et approches diverses du monde. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle cette valeur est aujourd’hui indiscutable – et indiscutée.

La notion de démocratie dans le débat public correspond plus à un idéal moral protégeant le régime aristocratique formé par une classe dominante. Par ce qualificatif nos sociétés sont présentées comme ayant atteint leur perfection, et toute atteinte au régime est dénoncée comme une atteinte à la démocratie, et donc comme une sinistre infamie. C’est dans cette hégémonie que s’ancrent de nouveaux mouvements ‘citoyens’ apartisans, parfois dépolitisés, souhaitant rendre le pouvoir aux citoyen·nes dans un nouvel élan de démocratie.

L’engouement derrière ces démarches ne doit pas dissimuler le peu de marge de manœuvre dont elles disposent, qui convient finalement bien à certaines élites intermédiaires peu subversives et promptes à les intégrer, ne s’inquiétant pas non plus du manque de représentativité dont elles peuvent souffrir. L’implication importante de classes aujourd’hui favorisées (dont notamment les ingénieur·es) dans ces mouvement doit alerter, et les questions de la légitimité et de la représentativité doivent systématiquement être posées. Mais relever ces écueils ne doit pas discréditer unilatéralement toute initiative se prétendant ‘citoyenne’, sinon alerter sur le fait que ce qualificatif n’est pas suffisant pour s’assurer de leur bien-fondé. Il semble plus pertinent pour les mouvements, au delà de revendiquer le terme de “citoyen”, de nommer et exiger les dispositifs concrets qu’ils promeuvent au nom de cette démocratie citoyenne : RIC, révocation des élu·es, assemblées citoyennes délibératives et décisionnaires, systèmes de votes alternatifs… Et d’évaluer dans quelle mesure ces dispositifs permettent ou non de faire progresser la démocratie, notamment la représentativité des classes les plus défavorisées.

Revendiquer plus de démocratie, plus de pouvoir citoyen, est une démarche vide de sens dans un Etat dont les élites dirigeantes jouent de l’ambiguïté autour de cette notion pour asseoir leur légitimité et leur suprématie. S’il semble que le pouvoir des élites soit disproportionné, seul le peuple est légitime pour énoncer ce qu’il estime être démocratique. Les éléments de langage utilisés pour protéger un système aristocratique ne doivent pas induire en erreur les mouvements sociaux et diviser les luttes. Si une avancée démocratique n’est pas durement arrachée c’est probablement qu’elle n’en est pas une, ou qu’elle a une portée négligeable. Car l’élite aristocratique d’un pays s’opposera toujours à perdre du pouvoir.

Références

[1] Tzitzimil – Esprit Critique (2018), Ni gauche ni droite : Bonnapartisme et confusionnisme disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=FuGRVCFc0sk&list=PLQP_tOCaey0MDadXW-WMJASqmA3z9cSsb 

[2] Le Stagirite (2019) La démocratie ne convient-elle qu’à un peuple de dieux ? (Rousseau), disponible sur : https://youtu.be/-NoyIwo05WU

[3] Sherry R. Arnstein, (en) A Ladder of Citizen Participation [archive], Journal of the American Institute of Planners, vol. 35, no 4, juillet 1969, p. 216-224.

[4] Science Étonnante (2016), Réformons l’élection présidentielle, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=ZoGH7d51bvc 

[5] Juan Branco (2018) Crépuscule

[6] (en) https://en.wikipedia.org/wiki/Tokenism

[7] Jonathan Stray (en), How much influence does the media really have over elections? Digging into the data, disponible sur https://www.niemanlab.org/2016/01/how-much-influence-does-the-media-really-have-over-elections-digging-into-the-data/
Voir aussi sur le sujet (articles en français, discours orienté) : 
L’incroyable corrélation entre temps de parole et résultat aux élections. https://blogs.mediapart.fr/david-f/blog/111215/lincroyable-correlation-entre-temps-de-parole-et-resultats-aux-elections
Election présidentielle. Un lien avéré entre la médiatisation et les résultats dans les urnes. https://www.breizh-info.com/2017/05/01/68434/election-presidentielle-en-france-un-lien-avere-entre-la-mediatisation-et-les-resultats-dans-les-urnes/

[8] Voir la synthèse régulièrement actualisée par Le Monde Diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA

[9] CHEVRIER, Marc. 3. D’une contre-démocratie à l’autre In : La France depuis de Gaulle : La Ve République en perspective [en ligne]. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2010 (généré le 23 février 2020). Disponible sur : https://books.openedition.org/pum/8378?lang=fr

[10] Usul (2018), Le sénat, un adversaire de la Macronie ? Ouvrez les guillemets S02E03 https://www.youtube.com/watch?v=Hhx5C-e72SU

[11] L’essentiel (2020) «Essayez la dictature et vous verrez», dit Macron, disponible sur http://www.lessentiel.lu/fr/news/france/story/essayez-la-dictature-et-vous-verrez-dit-macron-14923461

[12] Reporter Sans Frontière, (consulté en 2020) https://rsf.org/fr/france ; notons notamment que la France est moins bien classée que des pays comme l’Estonie ou la Namibie

[13] Jérôme Hourdeaux (2017), La France bascule dans l’état d’urgence permanent, Mediapart, disponible sur https://www.mediapart.fr/journal/france/011117/la-france-bascule-dans-letat-durgence-permanent

[14] https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifestations_de_la_place_Tian%27anmen

[15] DirtyBiology (2015) La sagesse de YouTube https://www.youtube.com/watch?v=xtuh5zTa7mQ 

[16] Xochipilli (2010) Etrange perspicacité collective (1), Webinet des curiosités scientifiques, disponible sur https://webinet.cafe-sciences.org/articles/etrange-perspicacite-collective-1/

[17] Gérald Bronner (2013), La démocratie des crédules, PUF

[18]  Science4All, (2017) Démocratie et Théorie des Jeux https://www.youtube.com/watch?v=QyrrvEuRNWU&list=PLtzmb84AoqRSmv5o-eFNb3i9z64IuOjdX&index=33

[19] Funtowicz, S. and Ravetz, J., 1993. « Science for the post-normal age », Futures, 31(7): 735-755.

[20] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2019/01/26/97001-20190126FILWWW00109-le-ric-ca-me-herisse-dit-edouard-philippe.php

[21] https://www.liberation.fr/france/2019/01/09/la-gauche-cogite-sur-les-contours-du-ric_1701709

[22] Usul (2019) Le RIC est-il dangereux ?, Ouvrez les guillemets https://www.youtube.com/watch?v=0DXwWRORrGc

[23] Tzitzimil (2016) Gauche/Droite 1/3 : les idéologies https://www.youtube.com/watch?time_continue=1&v=H8gS8eYAZPE

[24] Marie-Monique Robin (2016) Qu’est-ce qu’on attend, film

[25] Mouvement villes en transitions : https://www.entransition.fr/

[26] Mouvement politique “Ma Voix” pour présenter des citoyens aux élections législatives de 2017 https://www.mavoix.info/

[27] Laprimaire.org : afin de sélectionner un candidat citoyen aux élections présidentielles https://laprimaire.org/

[28] https://reporterre.net/L-association-La-Bascule-instrument-macronien-ou-outil-du-changement

Voir aussi : Luigi BOBBIO, « Démocratie », in CASILLO I. avec BARBIER R., BLONDIAUX L., CHATEAURAYNAUD F., FOURNIAU J-M., LEFEBVRE R., NEVEU C. et SALLES D. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013, ISSN : 2268-5863. URL : http://www.dicopart.fr/fr/dico/democratie.