Auteurs : Nicolas, Sophie, Michel, Judith
Construire et expérimenter un monde soutenable et solidaire pour demain. Voici ce qui a réuni, du 26 Août au 1er septembre 2019 une soixantaine de participants dans le cadre de la Semaine des Alternatives et des Low Techs (SALT). L’évènement s’est déroulé dans un éco-lieu non loin de Poitiers, qui a accueilli une communauté enthousiaste pour apprendre, partager, inventer ensemble.
Parler de basses technologies, à l’ère du numérique et du développement fulgurant des objets connectés, peut surprendre. Il ne s’agit pas d’idéaliser les technologies passées dans une démarche technophobe et un refus dogmatique du progrès; il n’est pas non plus question de fantasmer un “État de Nature” auquel serait destiné l’humanité, ou de prôner la sobriété de manière moralisatrice. La base de ce questionnement part en revanche d’un constat simple : notre type de développement est incompatible avec les limites planétaires. [1]
L’émergence de la Low Tech
Le concept de “Low-Tech” s’est développé depuis les années soixante-dix sur une pensée critique de la haute technologie et des dérives du système industriel. Technologies “douces” ou “intermédiaires”, “libératrices” ou encore “démocratiques”, autant de qualificatifs proposés ces dernières décennies par différents auteurs et scientifiques pour penser une catégorie de technologies et de techniques visant à donner un autre sens à l’innovation [2,3,4,5]. Aujourd’hui, Philippe Bihouix est l’auteur français de référence sur le concept, avec son livre “L’âge des Low Techs” [6].
Ces technologies se veulent sobres, modulaires, réparables, économes en ressources, accessibles, et adaptées au contextes locaux. Elles doivent pouvoir être comprises, appropriées, et modifiées par leurs utilisateurs. Loin de constituer un retour en arrière, elles sont au contraire un moyen de poursuivre l’amélioration des conditions de vie humaines, en prenant en compte les contraintes physiques de notre monde. A cette fin, les connaissances techniques et scientifiques les plus récentes sont mobilisées, au côté des savoirs locaux et traditionnels. Cependant, il ne s’agit pas de rechercher une amélioration continue, une croissance sans fin, comme le laissent suggérer d’autres discours sur la Croissance Verte. [7] La Low-Tech admet que, dans un monde fini, la perspective de croissance est limitée, et permet de prendre en compte ces limites de manière pragmatique. Celles-ci mènent à se questionner sur ce qui est désirable ou non, d’améliorer la durabilité sans négliger l’efficacité, tout en étant capable de répondre aux besoins de toute l’humanité de manière équitable.
Au-delà de ces concepts, la Low-Tech connaît désormais une phase d’émergence sur le terrain. Dans un contexte mondial de raréfaction des ressources et de l’énergie, et face aux risques écologiques et enjeux sociaux majeurs, un nombre croissant d’acteurs sont convaincus que la High-Tech ne résoudra pas les problèmes du XXIème siècle – et contribue même à les aggraver [8].
De plus en plus se tournent vers les Low-Tech et leur philosophie : la volonté de sobriété et de sagesse dans leur conception et leur utilisation. Depuis plusieurs années, le Low-Tech Lab se consacre par exemple à recueillir, explorer et documenter les systèmes Low-Tech autour de la planète, afin de rendre ces connaissances accessibles à tous. [9]
La SALT est un événement significatif de cette dynamique. Des acteurs issus de divers milieux économiques et sociaux se sont rassemblés pour inventer non seulement des technologies vertueuses, mais aussi et surtout les façons de les faire émerger dans nos sociétés, au plus vite, comme une alternative crédible et désirable.
La SALT : Un projet inédit issu d’un besoin collectif
Malgré l’intérêt grandissant pour la Low-Tech dans le milieu ingénieur, ceux-ci continuent d’être formés dans une logique de complexité High-Tech croissante, et déplorent la déconnexion de leurs formations avec les enjeux actuels. Les cours et les débouchés professionnels proposés sont ainsi en décalage profond avec les attentes d’une part grandissante de la population.
De cette perte de sens partagée par de nombreux membres du réseau Ingénieurs Engagés a émergé la volonté de prendre les devants et de de se former. Ainsi est née la SALT, au sein du groupe “Créer les alternatives”. Le projet a vite été rejoint par l’association OseOns (Our Shared Energies – Our Network Solutions), dont l’ambition est de contribuer à l’émergence d’un écosystème Low-tech fertile. Cette association travaille en particulier à construire un réseau d’ingénierie collaborative pour accompagner les initiatives locales Low-Tech, qui viseront à répondre aux besoins de tous, et notamment des plus défavorisés. [10]
Une semaine pour se former dans la diversité
L’objectif de la SALT : découvrir l’univers des Low-Tech et vivre une expérience collective de partage, de construction et d’apprentissage. Une manière de s’approprier la démarche et sa philosophie.
Durant la semaine, se sont succédés ateliers manuels (travail du bois et du métal, construction d’une douche solaire, d’un concentrateur solaire en matériaux recyclés…) et théoriques (fonctionnement d’un biodigesteur, utilisation de la paille porteuse dans les constructions…). Le tout complété par des moments de débats sur l’avenir des Low-Tech et leur changement d’échelle.
Construction et expérimentation d’une pompe à bélier hydraulique
Afin d’être réellement ancrée dans les réalités sociales, la transition écologique ne peut être pensée uniquement par une minorité favorisée, issue de formations et de milieux élitistes. Elle doit être définie et portée par toutes les composantes de la société, en termes de milieux sociaux et culturels. La semaine a ainsi été pensée et vécue dans un esprit de partage et de rassemblement au delà des barrières sociales. Une douzaine de jeunes issus de milieux sociaux défavorisés y ont été invités, en collaboration avec les associations d’accompagnement Les Réglisses [11] (Paris), Le Prado [12] (Lyon), et l’association poitevine CapSud [13].
“La technique ne doit pas être le monopole des ingénieurs.”
Ingénieurs et ingénieux de tous âges, étudiants, jeunes des structures sociales et animateurs aux profils variés ont dépassé leurs différences culturelles pour apprendre ensemble et s’enrichir mutuellement de leurs expériences. Symbole de la transmission horizontale des savoirs, les jeunes de Cap Sud ont pu apprendre au groupe leurs compétences techniques de maniement d’outils, acquises sur des chantiers participatifs au cours de leur service civique. Cet aspect pratique manque notamment beaucoup aux formations d’ingénieurs !
La diversité permet d’échanger sur des problématiques différentes et avec des regards complémentaires. Elle permet d’envisager un avenir Low-Tech qui dépasse la sphère alternative et s’ancre dans les réalités sociales, y compris dans celle des quartiers défavorisés. Cette semaine a ainsi permis de fissurer certains murs entre les milieux sociaux, démystifier la technique et donner un visage humain à l’autre. Un petit pas vers chacun qui permet de vivre et construire ensemble, mêler les regards de manière à savoir inventer des alternatives porteuses de cohésion sociale.
Enfin, afin de dépasser la seule approche technologique, une place importante à été accordée à l’organisation de la vie sociale sur place : prises de décisions collectives par consentement, planning participatif et expérimentation de la vie en communauté. En effet, démocratiser la technique nécessite de réapprendre à partager son pouvoir de décision, de mettre l’intérêt du groupe avant son intérêt personnel, d’apprendre à identifier les besoins de chacun et de veiller au bien-être collectif. Une approche participative de la technique ne peut se développer sans une vision partagée de la gouvernance.
“ Nous souhaitons expérimenter un mode de vie alternatif non seulement à travers des technologies sobres, mais aussi à travers la vie en communauté ”
Changer d’échelle autour d’une nouvelle philosophie
Si la Low-Tech ressemble à une porte de sortie de l’impasse dans laquelle se retrouvent les étudiants en perte de sens à la sortie de l’école, elle porte de nombreuses questions. Le développement de systèmes plus sobres doit-il signifier qu’il faut faire des compromis sur la sécurité et sur la qualité des services rendus ? La Low-Tech peut-elle prétendre être légitime si elle est permise par des outils et des procédés High-Tech ? Ou si elle se base sur la récupération de déchets issus d’un système qui n’est pas durable ? La SALT a offert de nombreuses opportunités de se poser ces questions, sans qu’un consensus ne puisse y apporter des réponses tranchées. Mais la prise de conscience de ces questionnement est en soi plus importante que la réponse que chacun y apportera.
Plus qu’un produit fini, la Low-Tech porte une réelle philosophie, dans laquelle le développement technique n’est plus une fin en soi. Au lieu de répondre à des besoins superflus créés par les injonctions permanentes à consommer, celui-ci est remis en contexte dans les réalités physiques et sociales. Il doit permettre au plus grand nombre de subvenir à ses besoins sans sacrifier l’environnement et l’Humain, et de se réapproprier les savoirs. Il doit ainsi rendre possible à chacun, peu importe son milieu social, de comprendre, d’inventer, de partager les solutions techniques, en s’appuyant sur les meilleurs solutions connues en termes d’efficacité, de durabilité, de résilience et d’équité.
Malgré les promesses portées et la nécessité de développer la dynamique Low-Tech, le changement d’échelle est assorti de risques considérables. En effet, des caractéristiques du système économique et industriel classique sont fondamentalement incompatibles avec la philosophie Low-Tech. La recherche de maximisation du profit, la privatisation des connaissances et des techniques, la nécessité de croissance, la volonté d’uniformisation sont autant de facteurs inconciliables avec la sobriété raisonnée à l’échelle locale, l’appropriation démocratique de la technique et le développement de la solidarité. Une inquiétude rampante est notamment de voir la Low-Tech devenir un nouveau phénomène marketing, et se dénaturer au service d’acteurs n’en ayant pas compris la philosophie.
Face à la menace d’assimilation au système productiviste, les messages portés autour de la Low-Tech peuvent difficilement se permettre l’ambiguïté. Pour rester cohérente, la démarche doit être radicale et profondément ancrée dans la volonté d’un changement de paradigme : basculer du modèle technocratique au modèle démocratique, remettre la technique au service de la société en respectant l’environnement avant même de chercher à diminuer les coûts. Un changement d’échelle de la Low-Tech devra impérativement prendre ces aspects en compte.
Un point de départ pour de nouvelles perspectives
La démarche Low-Tech est aujourd’hui portée par un petit nombre d’acteurs, relativement isolés et dispersés qui peinent à l’ériger comme une réelle perspective professionnelle, notamment pour les jeunes en fin d’études. Elle apparaît comme marginale, utopique et destinée aux personnes les plus engagées. L’enjeu est aujourd’hui de concrétiser l’avènement des Low-Tech : de faire une réelle place dans la société pour ceux et celles qui souhaitent s’engager dans cette voie.
Un des buts de la SALT était ainsi de réunir et fédérer autour de la thématique en rassemblant les intérêts et les énergies pour réfléchir ensemble à l’avenir de la Low-Tech, sa philosophie et ses promesses. Au terme de cet événement d’échange et de cohésion, nombreux sont repartis avec la ferme volonté de continuer à avancer, ensemble, pour ouvrir le chemin vers une alternative solide et désirable.
De nouvelles envies et projets concrets émergent, au sein d’Ingénieurs Engagés et d’OseOns. Certains participants ont déjà exprimé leur envie de s’investir pour donner une suite à la SALT et envisager de prochaines éditions, sur un format qui reste encore très ouvert. Que la SALT se poursuive ou non, elle constitue un événement fondateur pour ses membres et ses organisateurs, et plusieurs pistes peuvent être explorées par toute personne qui se porte volontaire pour continuer la dynamique entamée :
- Continuer de former la communauté désireuse de porter des initiatives, au cours d’événements similaires à la SALT, proposés au sein des réseaux engagés mais également ouverts sur la société
- S’appuyer sur l’expérience acquise et sur le réseau d’Ingénieurs Engagés pour essaimer des événements Low-Tech indépendants afin de renforcer et d’étendre le réseau d’acteurs existant, et permettre à chacun de se former et rencontrer la communauté Low-Tech au plus proche de chez soi.
- Développer une nouvelle forme d’ingénierie collaborative grâce au projet d’OseOns, pour répondre à des enjeux et besoins locaux, en s’inscrivant dans la philosophie Low-Tech de démocratisation de la technique
- Bâtir et recenser des modèles économiques innovants permettant de déployer les low-tech à plus grande échelle en respect des valeurs sociales et environnementales qui les définissent
Ingénieurs Engagés et OseOns sont plus que jamais déterminés à s’engouffrer dans cette voie prometteuse, continuant d’engager leur énergie et leurs ressources pour rassembler toutes celles et ceux qui souhaitent se joindre au mouvement. Construire un avenir désirable, convivial et Low-Tech, voilà une mission digne des personnes prêtes à s’engager pour Demain. Les ingénieurs y ont leur place, aux côtés de tous les autres corps de la société, dans une nouvelle vision du progrès centrée sur les besoins réels de la société et les contraintes environnementales.
Conclusion
Si la Low-Tech est aujourd’hui considérée comme un axe émergent dans le milieu alternatif, il est indispensable qu’elle parvienne rapidement à dépasser cette sphère afin que sa philosophie pénètre l’ensemble de la société. Tous les corps culturels et sociaux doivent êtres intégrés à ce mouvement de sobriété, nécessaire à une transition douce vers un mode de vie plus résilient. Le rôle des ingénieurs y est important, notamment pour démystifier et démocratiser la technique à travers la conception de systèmes simples, adaptés aux contextes locaux. Aujourd’hui, il est nécessaire que des acteurs puissent constituer une communauté, grâce par exemple à des événements comme la SALT, afin de pouvoir ouvrir la voie aux Low-Tech et l’offrir comme un avenir prometteur pour les prochaines générations.
Le mot de la fin – et du début : Rejoignez l’aventure !
Soudée par l’expérience de préparation de l’événement sur près de neuf mois, l’équipe organisatrice témoigne : « C’était une formidable expérience d’organiser cette semaine. On ne se connaissait pas tous au départ, et on a été très complémentaires au final. Grâce à la puissance de notre engagement et à notre côté un peu idéaliste, nous sommes heureux d’avoir fait d’une simple idée un si bel événement. On espère pouvoir faire bénéficier de nombreuses personnes de nos apprentissages ! »
“ A présent, l’avenir des Low-Tech est entre les mains de toutes et tous! “
Les organisateurs
Pour contacter l’équipe SALT organisatrice, écrire à : salt@ingenieurs-engages.org
Ou bien se rendre directement sur le canal #prj-SALT sur le discord d’Ingénieurs Engagés : https://discord.gg/X76RpWH
N’hésitez pas à nous écrire !
Références, pour aller plus loin
[1] Rockström, J.; Steffen, W.; Noone, K.; Persson, Å.; Chapin, F. S.; Lambin, E. F.; Lenton, T. M.; Scheffer, M.; et al. (24 September 2009), « A safe operating space for humanity », Nature, 461 (7263): 472–475
[2] Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful : economics as if people mattered, New York, HarperPerennia, 2010, 324 p
[3] Murray Bookchin, Post-Scarcity Anarchism, Ramparts Press, 1971, 288 p
[4] Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, 1973
[5] Samuel Alexander, Paul Yacoumis (2018), Degrowth, energy descent, and ‘low-tech’ living: Potential pathways for increased resilience in times of crisis, Journal of Cleaner Production 197, p1840-1848
[6] Phillippe Bihouix, L’âge des Low Tech, Seuil Anthropocène, 2014, 336p
[7] OCDE (2013) Placer la Croissance Verte au Coeur du développement, Éditions OCDE
[8] https://atterrissage.org/technologies-societe-durable-65514b474700
[9] https://lowtechlab.org/wiki/Accueil
[10] http://oseons.org/
[11] https://www.droitdenfance.org/les-reglisses
[13] https://www.cap-sud-poitiers.com/