Les ingénieur.e.s engagé.e.s : une histoire de débats, d’alertes, et d’amnésie

Auteur : MF
Illustratrice : Omegata

En juin 2017, à la suite de la diffusion sur internet de la vidéo Ingénieur pour Demain [1], un groupe d’enthousiastes, qui se reconnaissaient dans le discours de cette vidéo, forme un collectif nommé « Ingénieurs Engagés ».

Pour certains, la critique d’ingénieur·e·s sur leur propre domaine et le rôle que d’autres veulent leur faire porter semblait alors nouvelle ; en réalité, il n’en est rien. Ce travail s’inscrit dans une longue histoire de remises en question, plus ou moins audibles par le grand public.

C’est ainsi que la démarche souffre de deux préjugés principaux :

  • Les préoccupations d’ingénieurs sur l’impact de leur activité seraient nouvelles, c’est pourquoi elles n’ont pas encore été entendues. On pense aux médias qui parlent de « prise de conscience » de la jeunesse, à peu près tous les dix ans, ou plus récemment le directeur de la communication adjoint de l’École polytechnique indiquant que « 2019 a été une année de forte mobilisation pour le climat » et qu’en 2018 l’école se rapprochait de Total car le changement climatique « n’était pas un sujet à ce moment-là » (sic !). Ceci afin de cadrer le problème comme une crise passagère en cours de résolution, et masquer l’incapacité des institutions à y répondre ;
  • La critique de la technique serait principalement l’œuvre de polémistes qui n’y comprennent rien. Ainsi, le vulgarisateur Pierre Rousseau écrivait dans les années 50 que ceux qui interrogent le « monde mécanisé, technicisé et efficient » ne sont que des « philosophes et écrivains confortablement assis sur un passé bourgeois, qui n’ont que de faibles lueurs sur la science et à qui échappe tout un aspect de notre civilisation »[2]. Ce préjugé existe malheureusement encore aujourd’hui.

Pourtant, on oublie vite qu’Antoine de St Exupéry a connu la classe préparatoire (il préparait le concours d’entrée à l’École Navale), et que Boris Vian était un ingénieur centralien, qui travaillait à l’AFNOR pendant qu’il écrivait L’Écume des jours.

L’auteur qui écrivait « L’essentiel est invisible pour les yeux », malgré sa formation scientifique, n’était pas pour autant fasciné par l’industrialisation, la comparant à une « termitière » effrayante, et rejetant « leur vertu de robot »[3].

Dans les années 60, c’est un syndicat entier, le syndicat étudiant UGE (Union des Grandes Écoles), qui s’interroge sur la formation d’ingénieur, et s’oppose « à un enseignement supérieur inféodé au patronat », à la « diffusion du mythe de la supériorité de l’ingénieur »[4].

En 1972, le mathématicien Alexander Grothendieck donne une conférence magistrale intitulée « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »[5] (CERN, 27/01/1972), qui interroge profondément les fondements même de la recherche scientifique moderne. Il publiera ensuite la revue d’écologie politique Survivre… et vivre, avec deux autres mathématiciens français, Claude Chevalley et Pierre Samuel. En 1970, il démissionnait de l’Institut des Hautes Études Supérieures en signe de protestation contre le financement partiel de l’institut par le ministère de la Défense, et refuse le prix Crafoord en 1988.

Dans les années 2000, un des cofondateurs de l’entreprise d’informatique Sun Microsystem, Bill Joy, publie dans le magazine Wired (magazine américain sur l’influence des technologies émergentes) un article qui s’intitule « Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous ». Il y pointe les dangers potentiels de son propre domaine technologique. On est loin du cliché de personnes n’ayant « que de faibles lueurs sur la science » !

Dans le même registre, George Phydras Mitchel, l’inventeur de la technologie permettant l’extraction du gaz de schiste, a mené campagne pour une réglementation gouvernementale stricte de la fracturation hydraulique. Il dénonçait lui-même les pratiques d’entrepreneurs peu scrupuleux, de « margoulins » attirés par l’appât du gain [6].

Les ingénieurs et scientifiques de France, regroupés au sein de l’association IESF (association des Ingénieurs et Scientifiques de France), conscients du risque de nuisances des techniques, décident de s’approprier les enjeux éthiques et de formuler une charte en leur nom. Le résultat de ces réflexions donnera la « Charte Éthique de l’ingénieur » (mise à jour en 2001), complétant les règles de déontologie, où est affirmé à la fois la priorité d’une technique au service de la communauté humaine (et non au service de son propre développement), et la nécessité de diffuser les informations sur « les possibilités réelles et les limites » des techniques (à l’opposé des discours promotionnels). Cette charte sert toujours de référence mais elle est (très) peu étudiée dans les formations d’ingénieur.

Après la disparition du syndicat UGE, par manque de financements, l’association Ingénieurs Sans Frontières (à vocation humanitaire à l’origine) devient le principal groupe, au sein des écoles d’ingénieurs, à penser l’ingénierie de façon politique [7]. En 2015, son groupe « Former l’ingénieur citoyen » (FormIC) publie le Manifeste pour une Formation Citoyenne des Ingénieur·e·s [8]. Le manifeste propose, entre autres, de révéler le sens politique de la technique, d’intégrer l’esprit critique aux formations, ainsi que l’autonomie et la réflexivité.

Parmi les membres, Lola Guillot explicite dans une vidéo du MOOC « Consommer responsable » l’impasse de la vision dépolitisée de la technique et de la position dominante d’experts chez les ingénieurs [9]. Un engagement qui est illustré par la manière d’animer la vidéo : les postures sont révélées à partir de plusieurs ressentis, représentés par plusieurs personnages/émotions, face aux discours dominants.

De son côté, Mathieu Dalmais décrit dans sa conférence gesticulée [10] les jeux de pouvoirs au sein du système d’éducation des grandes écoles, et l’impasse d’un « théâtre démocratique » représenté par des instances sans marge de manœuvre.

Les étudiant·e·s ingénieur·e·s s’interrogent aussi sur l’éthique de leur domaine dans le cadre du Concours national de promotion de l’éthique professionnelle (sous le patronage de l’Unesco), où les étudiant·e·s proposent des essais individuels ou collectifs, certains remettant en question le productivisme et la société de croissance [11].

En septembre 2018, ces aspirations prirent un écho particulier avec la publication du très médiatisé « Manifeste étudiants pour un réveil écologique », rédigé notamment par élèves ingénieur·e·s de grandes écoles.

Parmi les ingénieur·e·s en activité, plusieurs personnalités sont particulièrement populaires dans la communauté des ingénieur·e·s, dénonçant l’instrumentalisation de la profession ou les abus des promesses technologiques.

Lors d’une audition à l’Assemblée Nationale en 2016, Jean-Marc Jancovici, ingénieur polytechnicien, dénonçait l’instrumentation de la technique : « On est très techno-centrés dans le monde industrialo-environnemental, sur le fait qu’il suffit d’avoir la bonne techno pour régler le problème. […] En général, la technologie ajoute plus les usages les uns sur les autres qu’elle ne règle les problèmes de manière globale » ; et l’instrumentation du métier lui-même : « Les ingénieurs que nous sommes vous disent : on adore bosser dans le secteur dans lequel on bosse, mais ne comptez pas sur nous pour sauver le monde nous tous seuls. »[12]

Philippe Bihouix, ingénieur centralien, est lui aussi devenu une référence incontournable pour les réflexions critiques sur la technique, en particuliers les « high-tech », depuis la publication de son livre “L’Âge des low tech : Vers une civilisation techniquement soutenable” (premier prix de livre de la Fondation d’Écologie Politique en 2014).

Nans Thomassey et Guillaume Mouton, ingénieurs en génie civil de l’INSA Toulouse, ont de leur côté permis de réenchanter la vision du monde et de l’humain avec leurs voyages-films dans la série “Nus et culottés“, qui ont inspirés de nombreux autres jeunes ingénieurs, et que l’on retrouve dans la vidéo “Ingénieur pour Demain“.

Dans la lignée des groupes du collectif « Ingénieur·es Engagé·es », les réflexions des ingénieur·e·s sur leur propre domaine sont particulièrement riches ces dernières années et trouvent un accueil favorable à la diffusion. A titre d’exemple, Paul-Henri François et Corentin Gaillard (Centrale Nantes) ont récemment publié un article intitulé « Face à l’effondrement, repensons le rôle de l’ingénieur »[13], qui se réclame de l’objection de croissance.

Les réflexions du collectif Ingénieur·es Engagé·es s’inscrivent dans cette dynamique foisonnante de questionnements, de revendications, de propositions.

MF

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Références

[1] Ingénieur pour demain, production La Mouette. Disponible sur https://youtu.be/72WzOAGzY1M (consulté le 19/05/2020)

[2] Pierre Rousseau, Histoire de l’avenir, Hachette, 1959.

[3] Antoine de St Exupéry, « Lettre à Pierre Daloz », 30 juillet 1944

[4]Vous êtes l’élite de l’élite…“, conférence gesticulée de Mathieu Dalmais, 22/11/2014, Université Populaire de Bordeaux (1h38ème minute de la version en ligne publiée par ISF Former l’ingénieur citoyen : https://youtu.be/cRdw9Wy2ViE )

[5] Alexander Grothendieck : Allons-nous continuer la recherche scientifique ? (CERN, 27/01/1972). Enregistrement disponible sur internet : https://youtu.be/ZW9JpZXwGXc (consulté le 19/05/2020)

[6] « Gaz de schiste : au Texas, la fabuleuse histoire de Georges Phydias Mitchell », Goodplanet mag’, 3 octobre 2014

[7] S. Paye, « Ingénieurs sans frontières in France: From Humanitarian Ideals to Engineering Ethics », IEEE Technology and Society Magazine, printemps 2010, p. 20-26.

[8] « Ingénieurs sans frontières publie son Manifeste pour une Formation Citoyenne des Ingénieur.e.s », 7 avril 2015 [En ligne] Ingénieurs sans frontière. Disponible sur https://www.isf-france.org/articles/ingenieurs-sans-frontieres-publie-son-manifeste-pour-une-formation-citoyenne-des (consulté le 19/05/2020)

[9] Lola Guillot, « Pour une formation citoyenne des ingénieur.e.s », Disponible sur Youtube : https://youtu.be/vV61EXjZ0yU (consulté le 19/05/2020)

[10] « A la recherche de l’Ingénieur.e citoyen.ne !», 10 avril 2015 [En ligne] Ingénieurs sans frontière. Disponible sur https://www.isf-france.org/articles/la-recherche-de-lingenieure-citoyenne-la-video (consulté le 19/05/2020)

[11] FARGES Mathieu. Redonner un sens à la croissance. Concours National Promotion de l’éthique professionnelle (Unesco, CGE, Rotary Club), 2013. Disponible en ligne:
https://perso.imt-mines-albi.fr/~mfarges/ethique_mines_albi_2013.pdf

[12] Offre automobile française : Jancovici et Grandjean – audition à l’assemblée nationale – 26/01/2016 : https://youtu.be/l2AIF0GtVYk (28eme minute)

[13] Paul-Henri François et Corentin Gaillard, Face à l’effondrement, repensons le rôle de l’ingénieur, 14 mai 2019. Disponible en ligne : https://blogs.mediapart.fr/projet-de-decroissance/blog/130519/face-leffondrement-repensons-le-role-de-l-ingenieur