Entretien avec Elian Latour, Ingénieur en éco-construction, co-gérant et co-fondateur de la scop EcoZimut
Cet article s’insère dans une série de témoignages en marge des articles « Changer le système de l’intérieur”. Ils ont pour but de donner la parole à des ingénieur·es qui ont des postes qui leur donnent une marge de manœuvre pour accomplir un changement.
“On est arrivé à tenir pendant les premières années, et maintenant on vient nous chercher de manière très précise sur les matériaux naturels ou la performance Low Tech. Maintenant, on est identifié comme des pionniers sur cette démarche-là. »
L’éclosion d’une idée entrepreneuriale
NB : Est-ce que tu peux commencer par me parler de ton parcours ?
EL : J’ai un parcours relativement classique jusqu’aux études supérieures : j’ai fait un bac S sans grosse motivation, sans savoir ce que j’allais faire après. J’ai un profil plutôt manuel, j’aimais beaucoup la mécanique, le bricolage, ce genre de choses. Du coup, j’ai choisi d’aller à l’IUT en génie civil. J’ai commencé à découvrir la construction traditionnelle, mais surtout la construction alternative, en bois, en paille, en terre-chanvre. Ça m’a pas mal interpellé : ça m’a permis de me rendre compte de l’impact environnemental du bâtiment. J’ai essayé de trouver une école d’ingénieurs pour approfondir cet aspect, sur l’énergie et l’impact environnemental. Après les études, j’ai pas mal hésité entre continuer sur un métier d’ingénieur et aller faire un travail de recherche dans un labo. J’ai plutôt opté pour la voie entreprise et entrepreneuriale, avec un ami d’enfance avec qui j’ai à peu près le même parcours. Pendant notre stage de fin d’études, on a commencé à imaginer l’entreprise idéale, en esquissant un projet d’entreprise. On avait des idées sur la partie métier – imaginer des bâtiments moins impactants -, mais aussi sur des préoccupations sociales, et une structure d’entreprise qui permette une bonne qualité de vie et de travail. Ça nous plaisait pas mal, on s’est dit qu’on allait essayer de prendre un peu d’expérience à droite à gauche avant de se lancer. En fait, ça s’est fait beaucoup plus vite qu’on ne le pensait. On a eu l’opportunité de prendre des parts et de s’associer à un bureau d’études existant. Finalement, on est arrivé à la conclusion qu’on voulait monter une nouvelle structure coopérative pour faire de l’écoconstruction, donc on a racheté une partie du fonds de commerce de ce bureau d’études thermique et on y a développé d’autres activités. Je suis diplômé de 2012, et on a créé la boîte un an après. Aujourd’hui, je pourrais me définir comme ingénieur thermicien, mais en fait on fait beaucoup plus que ça. On travaille sur les systèmes énergétiques du bâtiment, sur des démarches environnementales, sur des propositions de systèmes constructifs avec des matériaux naturels, sur la qualité de l’air, des systèmes low tech pour les bâtiments, etc. Je participe aussi à des projets de recherche sur la construction en terre crue, donc c’est dur de résumer toutes ces activités en un seul titre, c’est pourquoi j’utilise souvent le terme d’ingénieur en éco-construction qui permet d’englober toutes ces activités qui participent à concevoir des bâtiments écologiques. Je suis co-gérant et co-fondateur de la SCOP Ecozimut.
NB : Et ce que tu fais, aujourd’hui, ça correspond à un poste d’ingénieur ?
EL : Techniquement oui : on fait des études thermiques ou fluides, du dimensionnement de systèmes de chauffage, de la conception de systèmes techniques qui requièrent un savoir-faire d’ingénieur. On a besoin de connaissances sur les systèmes. Mais c’est une partie de mon activité qui est de plus en plus faible. Plus les années passent et plus la structure se développe, et je prends le rôle de chef d’entreprise : je fais de l’encadrement, du relationnel, du commercial, de la représentation… On est 13 actuellement, il y a un rôle d’encadrement à apporter surtout sur des profils peu expérimentés, mais aussi sur d’autres profils car au-delà des aspects techniques, on essaye d’inculquer à tous les salariés une approche et une philosophie de conception qui fait notre marque de fabrique. Mais mes compétences techniques me servent en fil rouge, avec les collègues, les clients et les partenaires, c’est forcément un plus car ça me donne de la légitimité de pouvoir maîtriser les sujets techniques sur lesquels on est sollicités.
Faire émerger de nouvelles filières et de nouveaux modèles
“On travaille sur des fiches de déclaration environnementale et sanitaire (FDES) et des actions pour faciliter les aspects réglementaires de la construction en terre crue. C’est ce travail bénévole dans les filières qui permet de faire changer les choses de l’intérieur.”
NB: Comment est-ce que ce métier te permet de changer le système ?
EL : Quand j’ai lu l’appel à témoignage, je me suis reconnu dans deux aspects de l’action que je pouvais avoir. Le premier, il est sociétal : on rencontre du monde, des gens, des clients, des partenaires, avec qui on travaille, qui s’interrogent sur notre modèle : une gouvernance horizontale, ouverte, partagée, où il y a beaucoup de temps d’échanges et de co-construction. Quand ils s’interrogent sur notre fonctionnement, et quand on leur montre comment marche une société coopérative, ça leur montre qu’on peut faire changer le système. Il y a des boîtes qui nous ont contactés, qui sont passées en modèle coopératif. Il y a des patrons qui partent à la retraite, et plutôt que de revendre, ils s’imaginent faire une passation à leur salariés. De la même manière, il y a des gens qu’on emploie et qui ne sont pas formés au fonctionnement des sociétés coopératives, et qui au fil du temps montent en compétence et deviennent acteurs de la structure. C’est le premier point qui contribue à changer le système dans lequel je me suis retrouvé, car pour moi, toutes les actions qui participent à éduquer les gens à plus d’écoute, plus de partage, plus de coopération, ça les incite à prendre parti, à se poser des questions, à vouloir comprendre et décider. S’ils le font dans l’entreprise, c’est déjà super, et après il n’y a qu’un pas pour qu’ils le fassent aussi dans la société. Je suis convaincu que plus une population développe son esprit critique et s’implique dans les instances qui organisent notre société, plus on a de chance de voir ces instances (et donc le système) changer.
Le deuxième point est plus technique. On attache une grande importance à l’émergence de filières, notamment celles qui ont peu de financements. Là je parle de filières matériaux, dont les principales aujourd’hui sont le béton, l’acier et le bois. Dans les filières alternatives, il y a la paille, la terre crue, le chanvre, mais elles font face à énormément de contraintes réglementaires. C’est en partie ce qui explique qu’elles ne se développent pas autant qu’elles ne le devraient. Ces matériaux sont peu chers, très performants, renouvelables, locaux, mais on n’arrive pas à les mettre en œuvre à cause de freins réglementaires et juridiques. Au-delà de nos projets, on est donc engagés bénévolement dans un travail associatif. Je suis par exemple membre du conseil d’administration de la confédération de la construction en terre crue : c’est une association nationale qui essaie de faire bouger les lignes pour que la construction en terre crue soit mieux reconnue. On travaille sur des fiches de déclaration environnementale et sanitaire (FDES) et des actions pour faciliter les aspects réglementaires de la construction en terre crue. C’est ce travail bénévole dans les filières qui permet de faire changer les choses de l’intérieur. Et ça porte ses fruits, parce que depuis 5-6 ans, on a de plus en plus de demandes du secteur.
NB: Quels sont les leviers pour faire avancer les choses ? Qu’est-ce qui rend le changement possible ?
EL: Notre seule contrainte, c’est le temps et l’énergie qu’on peut y consacrer. Éventuellement l’argent aussi, mais on a trouvé un moyen de fonctionner pour avoir des prestations plus rentables d’un côté, et avoir des prestations bénévoles d’un autre côté. Il y a tellement de choses à faire qu’on manque de personnes pour s’engager dans ces combats-là. Si on avait beaucoup de temps, beaucoup de monde, on pourrait faire beaucoup plus. Quand on trouve d’autres personnes motivées, le plus dur c’est de se structurer pour faire des actions dans la durée. Souvent, ils s’engagent 1, 2 ou 3 ans parce qu’ils sont disponibles, mais quand il y a un changement, des évolutions dans leur vie, ils partent ailleurs et les actions perdent en énergie. Il faut ensuite retrouver d’autres personnes, etc. Le principal frein, c’est le manque de personnes engagées dans ces actions. Et c’est difficile, car ce sont des actions bénévoles, non rémunérées, mais qui demandent quand même des compétences techniques.
NB: Et vous arrivez à faire ce travail là en parallèle ?
EL: En fait, on essaie de mettre en œuvre quelque chose qui s’auto-alimente. La finalité, c’est d’arriver à créer de la demande sur ces typologies de construction là. Tout le travail pour créer cette demande, c’est du travail bénévole, associatif, du travail de lobby, réglementaire, on fait des conférences, des formations… Quand ce travail commence à marcher et donner des résultats sur le terrain, il y a des projets qui sortent, et auxquels on peut répondre. Ça demande du temps de travail non rémunéré en amont. Nous on se cantonne à essayer d’en faire suffisamment.
NB: Du coup ça veut dire que pour pouvoir faire vivre votre bureau d’études, vous avez quand même en partie des missions plus classiques ?
EL: Ce qui permet de maintenir l’équilibre, on va dire que c’est classique à l’échelle des missions, mais dans notre approche, on essaie de pas le faire de manière classique : on fait des conceptions sobres en quantité de matériaux, et usage de l’énergie, quitte à aller à l’encontre de certains principes. On s’engage un peu plus : on travaille sur la ventilation naturelle par exemple, on a fait une école ventilée avec un système low-tech. Je ne t’en ai pas parlé comme d’un changement de l’intérieur, parce qu’on est tellement peu représentatif, que ça ne change pas grand-chose. Il y a des gens qui comme nous le font par conviction. Mais l’action à l’échelle des filières permet de susciter la demande : même les gens qui ne font pas ça de manière naturelle, ils sont obligés d’y venir quand il commence à y avoir de la demande. On le voit en ce moment, on est sollicités par de grosses entreprises du BTP qui nous disent mot pour mot qu’ils n’y connaissent rien à la construction avec des matériaux naturels et ils nous demandent des prestations d’accompagnement pour les aider à s’y mettre, car sinon ils ne savent pas répondre à certains types de marchés.
NB: Mais est-ce que ça vous désavantage pas de travailler comme ça, alors qu’il y en a d’autres qui ne s’intéressent pas du tout à ces questions ?
EL: D’un côté ça nous désavantage, c’est sûr. Et si le bureau d’étude, il y a 8 ans, je l’avais créé tout seul, pas en scop mais avec un schéma d’organisation classique et pyramidal, nous en haut qui prenons les décisions, etc… Du point de vue de la rémunération, du niveau de vie, et de la charge de travail, j’aurais une meilleure situation aujourd’hui. J’y perd peut-être en qualité de vie personnelle, mais j’y gagne vraiment du côté du collectif et surtout ça se voit dans la force des actions qu’on a réussi à construire. « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin« , c’est une phrase qu’on entend souvent mais qui prend tout son sens ici dans notre histoire. Il y a certains marchés qui nous sont un peu inaccessibles, parce qu’on sait que le client va vouloir quelque chose de très classique. Nous on n’y va pas. Au début, on manquait de boulot, on s’est demandé si on allait pas devoir faire des trucs qu’on avait pas trop envie. Mais finalement, ça devient un atout maintenant, ça devient presque la norme. On est arrivé à tenir pendant les premières années, et maintenant on vient nous chercher de manière très précise sur les matériaux naturels ou la performance Low Tech. Maintenant, on est identifiés comme des pionniers dans cette démarche-là. Même s’ il y en avait d’autres avant nous, c’est allé tellement vite ces dernières années qu’en démarrant le bureau d’étude il y a 8 ans, on est quand même dans les premiers. Il y a des architectes qui viennent nous chercher pour des projets à Paris, parce qu’ils sont intéressés par notre approche. Dans notre organisation actuelle, c’est sûr que par rapport à des bureaux d’étude qui fonctionnent différemment, c’est moins rentable. On passe plus de temps sur la formation, sur les projets. Ça apporte de la qualité, de la satisfaction personnelle et professionnelle. C’est moins rentable à l’instant t, par contre c’est plus pérenne dans la durée.
Entreprendre sur le temps long : fixer un cap collectif
“L’important c’est l’aspect coopératif, participatif, et surtout de vraiment se dire pourquoi on fait ça, pourquoi on donne tant de temps, que cet objectif soit clairement défini. Dans un groupe d’associés ce qui est important c’est de savoir où on veut aller.”
NB: Dans quelle mesure est ce que ce serait généralisable, pour la nouvelle génération d’ingénieurs ? Autant sur le domaine technique, que sur le modèle entrepreneurial, d’ailleurs.
EL: Sur le domaine technique, y’a un boulevard d’opportunités, parce qu’on est vraiment à l’aube d’un changement de paradigme. Parce qu’il y a des tensions sur les matériaux traditionnels. Le système hyper mondialisé avec des matériaux qui voyagent, qui traversent toute l’Europe, en plus de ne pas être durable, ça devient ingérable. Là, avec le Covid ça n’arrange pas, il y a des délais de livraison, des retards sur les chantiers. Les matériaux locaux et peu transformés sont vraiment des matériaux d’avenir. Tous les majors du bâtiment s’y intéressent aussi : Bouygues, Vinci, etc. Pour les ingénieurs, il y a beaucoup de travail : que ça soit pour développer les concepts ou accompagner les démarches existantes. Il y a un gros déficit d’ingénieurs structure sur des matériaux terre crue, parce que c’est des choses qui ne sont pas enseignées dans les écoles. Les gens qui font ça dans les bureaux d’études l’ont appris eux-mêmes. On a besoin aussi d’ingés dans les entreprises de construction pour gérer les chantiers, y’a plein d’opportunités dans ce domaine.
Sur la partie entrepreneuriale et parcours, clairement je pense que ce n’est pas donné à tout le monde. Moi tout seul j’aurais pas pu le faire. Quand tu arrives à créer un collectif, tu es plus fort dans les moments difficiles. Ça ne dépend pas que de toi, ça dépend du collectif. Ça demande énormément d’investissement personnel, beaucoup d’heures de travail, ce n’est pas donné à tout le monde. Par contre des gens qui ont l’esprit entrepreneurial, je leur conseillerais à 100% de se pencher sur ce modèle, de trouver des personnes avec qui s’associer, et surtout de faire quelque chose qui répond à un besoin sociétal. C’est le plus important : il ne s’agit pas de produire du vent, il y en a suffisamment qui font ça. Nous on a connu différents mondes, on a été 3 ans dans un incubateur de start’up. Il y avait des mecs brillants, qui passaient leur temps sur des métiers qui n’avaient aucun sens. Quand tu discutais plus avec eux, y’a des choses qui les faisaient beaucoup plus vibrer, mais qu’ils osaient pas y aller parce que ça faisait pas assez “french tech”.
NB: Mais du coup c’est quoi exactement la différence entre ta démarche et l’entrepreneuriat “start’up” ?
EL: Il y a plusieurs différences. Déjà, il y a une différence fondamentale, et on le retrouve dans quasiment tous les projets (construction…), c’est la dualité entre le temps court et le temps long. La start’up, son objectif c’est de charbonner comme un fou pendant un ou deux ans, et de basculer quand le truc marche. Des investisseurs placent du capital, et toi tu peux la revendre et passer sur autre chose. Ça se fait au détriment de fondations solides, d’une équipe solide… L’aventure entrepreneuriale, elle, dépend du temps long. On va petit pas par petit pas, ça peut être frustrant, mais on construit petit à petit quelque chose qui est dans la durée. Les coopératives ne peuvent pas être rachetées. C’est cette différence-là, et c’est un peu aussi en lien avec des questions d’ego et d’individualité. Les mecs qui montent des start’ups, c’est des gens pas forcément dans la coopération et qui voient pas l’intérêt d’y être. Nous on est dans une logique plus collective. Je suis gérant, je suis salarié. Demain si je pars, je repars avec les 3000€ que j’ai mis au début. Mais j’aurai créé une structure solide.
NB: Du coup, tu dirais que la structure coopérative est nécessaire pour mener des projets qui ont du sens ?
EL: Je ne voudrais pas que ce soit ça qui ressorte de l’entretien. L’entreprenariat qui a du sens, c’est pas forcément une structure coopérative. Il y a des structures coopératives qui sont gérées horriblement mal, qui font des activités pas bonnes pour la planète et la société. Il y a des très beaux contre-exemples, des gens qui profitent du statut coopératif sans en avoir les valeurs. Et inversement, il y de très belles structures SARL ou SAS, donc plus capitalistiques, qui ont des modes de gouvernance excellents, qui portent des projets avec du sens. Le statut ne fait pas la valeur et la valeur ne dépend pas du statut. C’est important d’avoir des valeurs, et c’est important de les mettre en application. Et pour ça, il faut donner du pouvoir aux gens, du pouvoir de décision, et de révocation. Je suis gérant, mais si en AG mes associés le veulent, ils peuvent me dégager, s’ils trouvent que je fais mal le boulot. Donc il faut être dans une démarche participative. Et le statut ne garantit pas forcément ça. L’important c’est l’aspect coopératif, participatif, et surtout de vraiment se dire pourquoi on fait ça, pourquoi on donne tant de temps, que cet objectif soit clairement défini. Dans un groupe d’associés ce qui est important c’est de savoir où on veut aller. Nous on avait envie que notre activité participe à réduire l’impact du bâtiment sur la planète. On aurait pu y répondre avec d’autres moyens, et ça pourra peut-être évoluer dans l’avenir. Mais par contre je pense, et j’espère, que l’objectif principal sera perpétué.
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Propos recueillis par Nicolas B. pour le projet Livre d’Ingénieur·es Engagé·es
Merci à Elian pour ses réponses, et merci aux relecteur·ices attentif·ves du projet Livre.
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