Texte : Paul P
De nombreux ingénieurs démissionnent faute de pouvoir changer les choses de l’intérieur. À partir de témoignages, je propose ici une compréhension politique de ces désertions. Leurs similitudes révèlent un caractère structurel, qui appelle une réponse commune: s’organiser ensemble pour répondre à cette perte de sens généralisée, transformer nos dissonances cognitives en résistance collective.
« Je vois, tu fais partie des gentils. […] Tu n’es pas comme les autres salariés de cette institution, eux qui couvrent ce système oppressif. Toi, tu mènes le combat de l’intérieur, avec des cours de théâtre. Très bien. Si c’est ce que tu dois te dire pour survivre. Mais désolée, je n’ai pas envie de perdre mon temps à entretenir l’illusion que tu vas pouvoir changer quoi que ce soit. J’ai déjà mes propres mensonges à gérer. »
Alex Vause, détenue, à Berdie Rogers, agent carcéral. Orange Is the New Black, S3E3 (traduction personnelle).
La semaine dernière, l’association Vous N’êtes Pas Seuls (VNPS) publiait le rapport de Romain Boucher, récemment démissionnaire d’un poste de consultant « data scientist » chez Sia Partners, traitant « des causes mais surtout des effets de l’automatisation algorithmique et statistique de l’économie mondialisée ». Avec Mathilde Wateau et Jérémy Désir, Romain est le troisième membre de VNPS, association qui vise à « accompagner des salariés souffrant d’une fracture entre leur travail et leurs valeurs, accumuler des connaissances d’initiés sur les nuisances de leurs secteurs, diffuser les témoignages de leur rupture, tout en s’inspirant des alternatives prometteuses existantes ». Dans leurs rapports et témoignages médiatisés, ils pointent des contradictions internes entre les objectifs bienveillants affichés et les actions mises en place par les structures qui les employaient.
Cette « fracture entre travail et valeurs » s’exprime constamment chez un grand nombre d’ingénieurs, que ce soit au travers du Manifeste Étudiant pour un Réveil Écologique, de l’organisation Ingénieurs sans frontières, ou du mouvement Ingénieur·es Engagé·es. Dans plusieurs cas, comme pour les membres de VNPS, cette fracture conduit à la démission. Je tenterai ici de mieux comprendre ce qui pousse une part grandissante d’ingénieurs à quitter leur emploi faute de pouvoir « changer le système de l’intérieur ». Cet écrit vient compléter une série de textes publiée par le groupe « Montrer les Possibles » d’Ingénieur·es Engagé·es. Il s’appuie sur plusieurs témoignages et entretiens téléphoniques avec des « déserteurs » et « désertrices » de l’ingénierie (les prénoms avec un astérisque* ont été modifiés).
INJONCTION À RESTER
Ces démissions entrent en conflit avec l’opinion selon laquelle les ingénieurs peuvent et doivent changer les choses depuis l’entreprise. Je suis moi-même passé par le moulin prépa-école, et j’ai ensuite effectué une thèse dans une école d’ingénieurs. Le mouvement des Fridays for Future a commencé alors que je débutais ma thèse, et je me souviendrai toujours des échanges de mails entre un groupe d’étudiants qui appelait à rejoindre les manifestations, et le directeur de l’école qui appelait à aller en cours. Ce dernier défendait l’idée que c’est en entreprise que les futurs ingénieurs auraient le plus d’influence, et que c’est ainsi qu’ils seraient le plus à même de porter des revendications écologiques. Ce même son de cloche se retrouve dans les mots de Fabrice Bonnifet1 lors de la COP 2 Étudiante « Il est, je pense, ridicule de chercher qui a tort ou raison, de trouver des boucs émissaires… Il est trop tard pour être pessimiste, pour chercher des responsabilités, ce qu’il faut c’est faire évoluer les modèles d’affaires. » Les témoignages que j’ai recueillis montrent que la stratégie du « changement de l’intérieur », si elle n’est pas à proscrire, peut s’avérer très difficile, au point de décourager même les plus persévérants.
DISSONANCE COGNITIVE ET ISOLEMENT
Fin 2019, Florent* décroche un CDI d’ingénieur logiciel dans une startup « en hyper-croissance ». Il commence à se poser des questions lors de la fête organisée chaque année à New York par son entreprise. « Les 2000 employés qui travaillent un peu partout dans le monde prenaient l’avion juste pour une grosse fiesta à NY… ». Pas spécialement «sensibilisé » à son entrée dans l’entreprise, il se forme alors sur son temps libre sur des sujets traitant d’écologie, d’énergie. « Comme beaucoup, je suis entré là-dedans par Jancovici, puis j’ai creusé, creusé…»2. Constatant les conséquences écologiques de ses activités professionnelles, il ne savait pas comment aborder le sujet avec ses collègues. «Dans le monde de la «Tech», il est difficile de questionner le bien-fondé ou l’impact des solutions technologiques que l’on développe sans se marginaliser, voire passer pour une sorte de traître. » Les rares personnes qu’il a pu rencontrer et qui se posaient les mêmes questions n’étaient pas plus optimistes. L’entreprise était alors assez petite pour ne pas avoir de comité RSE (moins de 500 personnes en France), l’écologie y était « un non-sujet». Envoyer un mail aux dirigeants de l’entreprise ? Florent ne s’en sent pas la légitimité.
Olivier Lefebvre témoigne du même sentiment d’isolement. Il travaillait pour une entreprise spécialisée dans les véhicules autonomes, qui jouissent alors d’une communication positive sur leurs vertus écologiques. Quand Olivier réalise que cette communication ne se base sur aucun fait établi3, il se retrouve seul au milieu d’une écrasante majorité de collègues qui continuent leur travail comme si de rien n’était, sans se poser de questions.
1 Président du Collège des Directeurs du développement durable (C3D), administrateur de The Shift
Project, co-fondateur du blog sur l’Entreprise Contributive, et directeur DD&QSE chez Bouygues
2 Voir par exemple cette conférence.
3 Voir cet article de l’Atécopol https://atecopol.hypotheses.org/1364
Pour Anthony*, en CDD dans une grande enseigne d’équipement sportif, chargé de faire du lobbying interne en développement durable, c’est encore le même ressenti. « Avec mes amis, on se disait qu’on allait changer le monde, changer cette grosse entreprise, puis on a pris un mur. » Impossible de « changer 50 ans de pratique en arrivant ». Anthony confie avoir traversé plusieurs périodes de dépression. « Ces sujets [d’écologie (NDLR)] sont assez denses quand tu les abordes pour la première fois. Ça me paraissait si violent que je me demandais si j’allais en parler à mes collègues. »
LE POUVOIR DE FAIRE COMME TOUT LE MONDE
Face à ces dissonances, certains essaient d’agir, mais se retrouvent confrontés à des blocages forts au sein de l’organisation, comme nous l’enseigne l’histoire de Zora*.
Après une première expérience décevante en alternance où elle était en désaccord avec les méthodes de management, elle intègre un poste d’ingénieure-manager dans une entreprise de construction de pièces aéronautiques. « Là, j’étais manager, donc je me suis dit « j’ai du pouvoir, je vais pouvoir traiter les gens comme je l’entends, être bienveillante ». Malheureusement, elle se retrouve face à un triple mur. Sa hiérarchie moque sa sensibilité, perçue comme une faiblesse. « Plus on avait un management autoritaire, mieux on était perçu. » Ses collègues managers lui reprochent d’être trop proche des ouvriers. Enfin, les ouvriers eux-mêmes n’apprécient pas non plus ses velléités de changement. « À chaque chose que je faisais, il y avait quelqu’un qui avait quelque chose à redire. Pas mal de gens me méprisaient, « une femme dans l’usine, elle connaît rien ! », en plus j’avais 24 ans, ils avaient tous le double de mon âge, et enfin j’étais la nouvelle. J’avais pas de crédibilité. »
Les ouvriers de son équipe considéraient le service HSE (hygiène, sécurité et environnement) comme « les relous de service », et n’enfilaient leur EPI (équipement de protection individuelle) qu’en cas d’audit de ce service, lors duquel ils ne se plaignaient jamais de leurs conditions de travail. « Les membres du service HSE entamaient de nombreuses recherches pour trouver de nouveaux équipements, mais se faisaient freiner par le service achat. » Zora a notamment mis en place un étiquetage des produits dangereux, « il y avait des pissettes avec de l’acétone même pas identifiées ». Mais « quand t’es tout seul à faire des trucs, ça sert à rien. » Seuls certains ouvriers qui étaient depuis longtemps dans l’entreprise étaient réceptifs à sa démarche, car ils avaient pu observer les conséquences de mauvaises conditions de travail sur la santé de leurs collègues, dont certains sont partis en arrêt maladie pour cause de cancer. En dehors de ces rares soutiens, l’environnement social de l’entreprise lui imposait de se comporter comme tous les autres managers. Isolée, Zora n’avait pas de réel pouvoir. Face à l’idée que les ingénieurs auraient plus d’influence dans les entreprises, ces témoignages partagent au contraire un fort sentiment d’impuissance.
PETITES VICTOIRES
Malgré la solitude et les blocages, de petites victoires peuvent être arrachées. Pour briser le tabou, Florent finit par réaliser tout seul une ébauche de bilan carbone des activités de son entreprise, qu’il communique à ses collègues dans un groupe de discussion dédié. « Ça a permis de faire réfléchir certains collègues. » Travaillant dans le numérique, plusieurs employés ont même été surpris de découvrir que les émissions de leur entreprise « représentaient plus que zéro ».
Après plusieurs allers-retours entre le monde de l’entreprise et le monde associatif, Anthony a pu trouver un CDI chez le même employeur, cette fois-ci pour faire de la sensibilisation en interne sur les enjeux de biodiversité. « C’était l’occasion d’apprendre sur un sujet que je ne connaissais pas et qui m’intéressait. » S’il est conscient des limites de ce
qu’il peut réaliser dans l’entreprise, Anthony profite du fait de pouvoir se former, et d’éveiller quelques consciences en interne. « D’anciens collègues sont partis pour monter des assos » après avoir discuté avec lui.
Théo* a travaillé sept ans en tant que consultant dans l’industrie aéronautique. Comme Florent, il entame de nombreuses réflexions après avoir intégré le monde de l’entreprise. « J’ai commencé par m’intéresser à l’économie, qui m’a fait m’intéresser à la socio, qui m’a fait m’intéresser à la philo… » Alors qu’il est en inter-contrat (période pendant
laquelle le consultant est toujours employé de son entreprise, sans être affecté chez un client), il rédige un questionnaire à l’intention de ses collègues à propos de ces périodes. « Le but était de voir comment on pouvait améliorer la prise en charge des consultants. Ayant très mal vécu mes 4 mois à ne rien faire, je voulais éviter cela aux autres. » Les résultats de ce questionnaire serviront ensuite de base d’échanges avec sa direction. « Plus tard, j’ai été
conduit à m’intéresser au climat. […] Je ne pouvais pas continuer à bosser dans l’aéronautique, qui est un des secteurs les plus inégalitaires et les plus polluants qu’il puisse y avoir. » Avant de finalement se décider à quitter son emploi, il adopte la stratégie du minimum. « Je suis pas allé jusqu’au sabotage pur et dur, mais j’ai volontairement évité de faire tout ce que j’aurais pu. Je faisais juste le strict nécessaire pour qu’on soit satisfait de mon travail. […] Je n’avais pas envie de donner mes compétences pour empirer les choses.» Si cela ne peut être vu comme une victoire à proprement parler, c’est déjà une forme de résistance de l’intérieur.
LA LOI DU MARCHÉ
Mais en dépit de ces petits progrès durement gagnés, la raison économique de l’entreprise constitue un frein très puissant aux initiatives internes. Zora avait, entre autres, milité avec le service HSE auprès de sa direction afin d’obtenir une cabine de nettoyage spécifique pour l’entretien de certains moules. « Il faut les poncer et les nettoyer avec un genre de crème à récurer, ce qui libère plein de particules de carbone et met l’ouvrier en contact avec des produits abrasifs. » Cet entretien s’effectuait alors « dehors, sur le parking, avec la lance à incendie », sans aucun traitement des eaux usées. La direction a refusé d’investir dans une cabine, car un tel achat n’avait pas d’intérêt lucratif. « Ça les a fait rire. »
Pour la même raison, la proposition d’Olivier de monter un projet pour évaluer la compatibilité des produits proposés par son entreprise avec la transition écologique n’a pas été retenue. Pourtant, Olivier avait plus de 4 ans d’ancienneté, et était proche de la direction. On retrouve ailleurs des témoignages similaires.
La loi du « croître ou mourir », intrinsèque aux entreprises et leur mise en concurrence sur le Marché, fait systématiquement primer leur capacité à générer des profits sur leur intérêt sociétal. Cette loi entre par ailleurs en contradiction avec les limites écologiques finies de la planète, sauf si l’on croit la promesse prophétique de résoudre par l’innovation tous les problèmes écologiques du monde industrialisé. L’entreprise, de par sa nature capitaliste, est ainsi faite d’injonctions incompatibles avec le besoin pour ses employés d’œuvrer directement pour leur communauté (bienfaits sociaux) et pour leur milieu de vie (bienfaits écologiques).
Il serait tentant de penser que, hors du secteur privé, la situation diffère pour les employés. Pourtant, lutter pour une cause sociale ou écologique via un poste de fonctionnaire peut s’avérer tout aussi éprouvant qu’en tant qu’employé d’une entreprise. On peut par exemple citer l’enquête récente de Reporterre au sein du ministère de la Transition Écologique. Elle montre la perte de sens, le sentiment d’impuissance de fonctionnaires évoluant dans une administration qui n’a pas les moyens de ses fins affichées. Les témoignages de cette enquête rappellent fortement ceux que j’ai pu recueillir auprès d’ingénieurs démissionnaires. La dissonance cognitive naît cette fois de l’écart entre la
réalité du terrain qu’ils connaissent et font remonter (les rapports et études sur la crise écologique, le travail sur les rapports du GIEC, etc.) d’un côté, et l’action gouvernementale de l’autre, qu’ils n’ont pas le droit de critiquer en raison du devoir de réserve. Ici, ce n’est pas la nécessité de faire du profit, mais les coupes budgétaires (liées, in fine, à l’appartenance à un gouvernement libéral), et une organisation hiérarchique, autoritaire, qui empêchent les employés de travailler comme ils aimeraient le faire.
PARTIR POUR PANSER
Pour chacune des personnes avec qui j’ai pu m’entretenir, la démission arrive à la suite de souffrances. Elle permet de se régénérer, et de mieux envisager l’avenir. Anthony, lassé de « prendre pour [lui] la responsabilité de l’impact de l’entreprise » à la fin de son premier CDD (en « lobbying interne développement durable »), a profité d’une période de
chômage pour travailler bénévolement dans des associations. « Je me suis reconstruit, mon poste en environnement m’avait détruit », confie-t-il. Zora, au retour d’un arrêt maladie pour cause de dépression, a été reçue par ses supérieurs hiérarchiques qui lui ont dit « on ne peut pas te faire confiance », en lui annonçant sa rétrogradation. Finalement, elle a pu négocier un départ à l’amiable, et quitter l’entreprise sans perdre ses droits au chômage. « J’ai pu partir de la région parisienne, et prendre 4 mois pour chercher le job de mes rêves. » Son emploi suivant, dans un bureau d’études, fut malheureusement lui aussi décevant, pas exactement pour les mêmes raisons. Aujourd’hui, elle démissionne à nouveau, et a de nouveaux projets.
Florent a finalement décidé de quitter son poste d’ingénieur logiciel, car la perspective de « faire de la RSE, et prendre deux ans pour réussir à faire un bilan carbone complet de l’entreprise » ne lui suffisait pas. Il profite du fait d’avoir des économies pour réfléchir, sans la pression de devoir retrouver un job immédiatement. « Je pense que dans ma vie je n’aurai pas beaucoup d’autres occasions de prendre le temps. Pour l’instant j’ai pas d’enfants, pas de prêt, pas de contraintes. » Théo a lui aussi eu la chance de pouvoir compter sur des économies. Il est aujourd’hui en reprise d’études en gestion des énergies. Il n’est pas sûr de ce qu’il fera ensuite, mais aimerait travailler pour un organisme institutionnel lié à l’Énergie et l’Environnement, ou effectuer une thèse à l’interface Climat/Énergie.
DÉMISSION POLITIQUE VS RECONVERSION
Au-delà de ces témoignages anonymes, plusieurs ingénieurs démissionnaires exposent publiquement leurs raisons, leur parcours. Dans la presse, ce phénomène est souvent abordé d’un point de vue individuel, comme un changement de mode de vie, une reconversion (d’informaticienne à éleveuse de chèvres, d’ingénieur nucléaire à micro-brasseur). Si la nécessité de satisfaire des besoins personnels (connexion à la nature, interactions sociales riches, sentiment d’être utile) est un motif fréquent de la démission d’ingénieurs, les témoignages ici recueillis et le cas de Romain Boucher et des membres de VNPS nous rappellent la dimension politique de nombreuses de ces désertions. En définissant le politique comme les modalités d’agir ensemble, on peut voir l’entreprise et les cadres qu’elle impose (salariat, hiérarchie, Marché, compétition,…etc.) comme des inhibiteurs des possibles.
La démission devient alors une arme politique à opposer face aux chaînes du monde de l’entreprise. Dans le documentaire Ingénieur pour Demain (disponible gratuitement en ligne), le journaliste-vidéaste Usul l’exprime ainsi : « Aujourd’hui, les managers nous disent (à propos de la génération Y) « On en a marre, les jeunes arrivent, et ils se cassent au bout d’un an ou deux, ils veulent même pas être augmentés ! Ils veulent une autre qualité de travail, ils veulent avoir leur mot à dire… » […] Mais ça, c’est les cadres qui peuvent se permettre de le faire. […] Et c’est le fait d’avoir des cadres dissidents qui est en train d’emmerder le plus les patrons actuellement. » La démission est aussi un outil pour prendre soin de soi-même, redevenir maître de son temps, et pour choisir le type de rapport au monde que l’on souhaite établir.
Le récit de la reconversion, de « la crise de la quarantaine », ou des gens qui « n’étaient pas faits pour être ingénieurs » dépolitise le sujet en focalisant l’attention sur l’individu plus que sur la structure. C’est une continuation de la psychologisation des troubles des employés (burn-out, bore-out, dépression…) déjà évoquée ici. La narration du « changement de carrière » renvoie à l’initiative individuelle libérale (être entrepreneur de soi-même) plus qu’à la compréhension des oppressions systémiques aboutissant à ces départs. La lecture politique de ces démissions, quant à elle, met en avant le caractère destructeur du monde du travail, et permet de ce fait de ne pas oublier celles et ceux qui
n’ont pas (encore?) démissionné, et qui subissent également les conséquences de ce modèle.
S’ENTOURER
La leçon la plus importante que j’ai retenue de ces entretiens, c’est qu’il est nécessaire de s’entourer de personnes qui ont les mêmes aspirations, qui se posent les mêmes questions. Pour Anthony, ce fut le fait de s’investir dans des milieux associatifs entre ses contrats. Pour Zora, c’est la rencontre de militantes et militants d’XR (Extinction Rebellion) qui lui a ouvert les yeux. « Ça m’a redonné de l’espoir en l’humain, et en moi-même. Ça a été une vraie révélation. J’ai réalisé que je n’étais pas seule, et que le problème ne venait pas de moi. » Aujourd’hui, elle a un projet d’éco-village avec des camarades. « On a déjà le domaine, ça s’est escaladé très vite ! » Florent a pu discuter et tisser des liens au sein du collectif Ingénieur·es Engagé·es.
Olivier raconte que, pour lui, effectuer des entretiens sur la dimension politique du travail « c’était une manière […] de prendre acte du fait que je n’étais pas seul à penser [ainsi] ». Aujourd’hui enseignant en philosophie, il se sent lié à une communauté de pensée critique du travail et de la technique. C’est un peu la même chose pour Théo, qui a rencontré sur internet des personnes avec qui échanger à propos de sujets complexes, du climat à la sociologie, ce qu’il ne fait pas avec ses amis au quotidien. Depuis notre position clé d’ingénieurs, de scientifiques, nous avons la possibilité de développer une réflexion collective sur les techniques, les sciences, le capitalisme, le salariat, et de nous organiser pour diffuser cette réflexion. C’est l’un des objectifs d’Ingénieur·es Engagé·es : construire une communauté (dématérialisée au niveau national mais aussi faite de groupes locaux) au sein de laquelle tous ceux et celles qui se posent des questions peuvent y trouver écho, s’informer, débattre, et discuter en profondeur des problèmes environnementaux.
Le nom de l’association « Vous N’êtes Pas Seuls » n’est pas un hasard : pour faire changer les choses, il est nécessaire de faire collectif, ce qui commence par prendre conscience qu’il est possible de sortir de l’isolement engendré par le monde professionnel.
Par ailleurs, l’acte de démission en lui-même ne doit pas non plus amener à la réclusion. Florent et Zora témoignent tous deux d’une impression de rejet social suite à leur démission. En tant que démissionnaire, Florent n’a pas le droit au chômage. « On te fait sentir que si tout le monde faisait comme toi, on n’irait pas loin. Il y a ce sentiment d’être rejeté. » Dans ce cas de figure, il peut être intéressant de se rapprocher de collectifs de personnes précaires pour trouver de l’aide dans les déboires administratifs, connaître ses droits, et pourquoi pas porter collectivement un regard critique envers le salariat.
S’ORGANISER
Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes seuls, parqués dans nos logements, interdits de sorties, de rencontres. La pandémie accélère l’isolement que le monde du numérique engendre depuis longtemps déjà. Des étudiants dans leurs chambres trop petites aux employés dans leurs grands bureaux vides, nous survivons, en attendant le printemps…
Pour vivre dès aujourd’hui et imaginer ensemble de meilleurs lendemains, rencontrons-nous, organisons-nous, et pourquoi pas en dehors des sentiers tout tracés de l’école et de l’entreprise ? Et si les cabanes des gilets jaunes et des zadistes, pour éphémères qu’elles soient, portaient en elles quelque chose de finalement plus durable que le
« développement » que nous rabâchent les discours institutionnels ?
En tant qu’ingénieurs, nous occupons une place privilégiée. Il n’est jamais trop tard pour dire « on se lève et on se casse ». Ce texte n’est pas une injonction, car la démission n’est pas toujours le meilleur choix. Mais elle est une option qui peut, et doit toujours être envisagée. Déserter, c’est prendre une bouffée d’air. C’est lever la tête du guidon pour
regarder le ciel. C’est réfléchir à ce qu’on veut, qui on est, où on va. C’est découvrir qu’on n’est pas seul. Pas seul à se poser toutes ces questions, à n’en plus pouvoir, à chercher autre chose.
Retrouvons-nous.
Rédaction : Paul P
Relectures et suggestions : Nicolas B, les témoins, Ingénieur·es Engagé·es, Noémie, LoÏc G
Merci à Florent, Zora, Théo, Anthony, et Olivier pour leurs témoignages. Merci à Lucas pour la discussion et les conseils. Merci à toutes les personnes avec qui j’ai pu échanger à ce sujet, et toutes celles qui se sont proposées sans que j’aie eu le temps d’approfondir la discussion.
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