CLSI – Guider la décision publique au sein d’une collectivité territoriale

Entretien avec Thibaut Jaillet – Chargé de mission transition énergétique et climatique pour la ville de Niort

Cet article s’insère dans une série de témoignages en marge des articles “Changer le système de l’intérieur”. Ils ont pour but de donner la parole à des ingénieur·es qui ont des postes qui leur donnent une marge de manœuvre pour accomplir un changement.

“C’est très dommage qu’on n’en parle pas dans les écoles d’ingénieurs. A aucun moment on ne m’a dit que je pouvais travailler dans le public, dans les collectivités territoriales.”

Le choix du public

NB : Comment es-tu arrivé à ce poste ?

TJ : Je suis un jeune diplômé de l’INSA Strasbourg, génie climatique et énergétique, sorti en septembre 2019. Avant ça, j’ai fait ma prise de conscience écologique en 2017. J’ai lu beaucoup de choses sur le sujet et pris conscience que, même si j’étais en génie climatique, on ne nous avait pas parlé une seule fois du climat durant notre formation. Du coup, contrairement à ce qui se fait normalement, je n’ai pas fait mon mémoire de fin d’études sur la thématique CVC (chauffage, ventilation, climatisation), mais sur le réemploi et l’économie circulaire. L’idée était de trouver un moyen de calculer l’impact environnemental du réemploi, c’est-à-dire le fait d’utiliser des matériaux de seconde main dans le bâtiment. J’ai écrit ce mémoire alors que j’étais en stage de fin d’études dans une start-up parisienne, G-ON, au service R&D. Donc j’avais cette fibre, mais l’après-école me faisait un peu peur. Au cours de ma recherche d’emploi, j’ai vu que la ville de Niort cherchait un chargé de mission transition énergétique. J’ai été intéressé par cette mission de service public très axée développement durable, je me suis dit que ça serait une mission plus vertueuse et dans laquelle je serais plus libre. Cela me permet de me positionner à l’échelle d’un territoire sur un projet cohérent. Ça fait maintenant un an et demi que je suis en poste. J’ai été recruté sur un remplacement d’arrêt maladie, et ils ont recréé un poste pour que je puisse rester de façon plus pérenne. Là, mon CDD vient d’être reconduit pour 3 ans.

NB : Est-ce que c’est un poste qui est fait pour un profil ingénieur ?

TJ : À la base, le poste est plutôt ouvert pour un profil d’ingénieur, mais il serait selon moi accessible à un BTS ou DUT spécialisé. Ce sont des postes qui émergent à l’heure actuelle, en lien avec les obligations réglementaires. En plus, c’est un courant qui se défend assez bien électoralement : l’aide à la rénovation énergétique, l’aide à l’isolation… Les offres d’emploi se développent du côté des collectivités, et la demande reste faible du côté des ingénieurs. C’est un avantage d’être ingénieur pour faire ce métier, car il y a une certaine technicité. Pas une technicité calculatoire, mais plus une culture : il faut être capable de s’auto-former rapidement sur des choses qu’on ne maîtrise pas. Je n’ai pas du tout mobilisé les aspects calculatoires, dimensionnement etc. appris pendant mes études. J’ai beaucoup plus travaillé sur des sujets transverses que je n’avais pas du tout abordés dans mon cursus, comme par exemple la biodiversité des villes, la qualité de l’air intérieur, les mobilités douces. Après, ça demande aussi une certaine rigueur, pour rédiger les appels d’offres par exemple, mais ça, je pense que ça ne demande pas spécifiquement d’être ingénieur, ça s’apprend sur le tas.

La liberté de s’emparer des questions clé

“C’était un peu compliqué de se faire au poste, mais au final, ce que j’ ai fait, c’était ma vision des choses. Je l’ai conduit à ma façon, mais une autre personne aurait sans doute fait différemment.”

NB : Comment ce métier permet-il de changer le système ?

TJ : À l’échelle d’une ville, une collectivité territoriale est administrée par le maire et son équipe, élus lors des élections municipales. Il y a un contexte réglementaire global qui fait qu’on peut agir, mais pour pouvoir vraiment aller loin et faire bouger les choses, il faut que ça soit la volonté de l’équipe électorale en place. Ce sont eux qui mettent les mots sur les besoins de leurs citoyens, et qui approuvent les choix de la collectivité. En tant que salarié, on n’a pas trop la main là-dessus. Mais les équipes électorales sont de plus en plus intéressées par ces questions. Par exemple, le maire de ma collectivité est issu d’une alliance centre-droite et il est quand même intéressé, alors qu’on pourrait penser que ce sont plutôt des problématiques de gauche ou des partis écologistes.

Comment se fait la mise en œuvre ? Il y a d’abord la réglementation, par exemple le décret tertiaire qui impose la diminution de la consommation du tertiaire d’ici 2030. Ça passe par des audits, de la rénovation… Il faut commencer par bien connaître le patrimoine. On peut aussi favoriser l’implantation des énergies renouvelables. Ça se développe petit à petit, le solaire par exemple chez nous. L’éolien, c’est forcément plus compliqué en zone urbaine. 

Ce qui est intéressant dans ma mission, c’est qu’elle concerne le développement durable au sens large. On a par exemple mis en place un cahier de prescriptions développement durable, qui a été conçu de manière transversale avec les collègues, et qui s’applique à tous les projets. Il fournit par exemple des prescriptions sur le fait de privilégier la mobilité douce, les matériaux biosourcés, les toitures végétalisées… C’est actuellement en phase de test, et on l’implante petit à petit sur de nouveaux projets. Aujourd’hui, on arrive à avoir des projets beaucoup plus ambitieux sur le plan qualitatif. Les élus restent maîtres du budget, mais ils acceptent de payer un surcoût s’il est justifié pour améliorer le projet.

NB : Ce changement s’inscrit-il dans la fiche de poste, ou faut-il agir en dehors de ce rôle ?

TJ : C’est un poste qui a été compliqué à aborder en tant que jeune diplômé. En effet, je n’avais pas de mentor, il n’y avait pas d’autre ingénieur. C’était un peu compliqué de se faire au poste, mais au final, ce que j’ai fait, c’était ma vision des choses. Je l’ai conduit à ma façon, mais une autre personne aurait sans doute fait différemment. Par exemple, quand je fais de la veille technologique, c’est moi qui fais des propositions à la directrice générale et aux élus sur ce qui me semble pertinent, ce qui est faisable. Au final, ce sont des choses qui sont dans le poste, mais qui peuvent être beaucoup moins poussées selon les aspirations de la personne qui le tient. Il pourrait par exemple être plus axé sur l’exploitation des bâtiments, ou les travaux. D’après ce que me dit la directrice générale des services techniques, la personne avant moi l’abordait de façon beaucoup plus traditionnelle alors que j’essaie d’aller plus loin pour rendre les choses plus globales et cohérentes. Mais quand on a de l’autonomie, c’est aussi à double tranchant et on peut être en difficulté sur les sujets où l’on n’est pas déjà à l’aise. 

NB : Est-il difficile d’être légitime en arrivant sur un territoire qu’on ne connaît pas ?

TJ : Le manque de légitimité, je l’ai plutôt senti au niveau technique. Ce n’est pas forcément idéal en premier emploi, il faudrait peut-être commencer par se faire la main techniquement avant. Ça permet d’avoir une appréhension des coûts, des ordres de grandeur… Pour l’instant, je fais de l’aide à la décision politique, et ça me plait beaucoup. Ce n’est pas moi qui prends les décisions, mais je contribue à éclairer ces choix. Je montre par exemple les économies que l’on peut faire, ou les avantages qu’on peut avoir à terme. Au final, j’ai plutôt l’impression d’être perché sur l’épaule des décideurs et de leur suggérer des idées plus en accord avec mes valeurs de développement durable.

Un changement de mentalité

“Sur un poste public, il faut que l’autorité territoriale soit motrice sur le sujet. Si l’élu n’a pas d’appétence sur ces sujets-là, il ne se passera pas grand chose.”

NB : Quelles sont les marges de manœuvre liées à ce métier ?

TJ : Il y a un changement culturel qui se met en place. On ne crée pas les projets de la même façon qu’il y a 10 ans. On réfléchit de plus en plus en amont pour avoir des choses plus qualitatives, plus vertueuses, etc. Ça permet de réfléchir à la suite. On sent un changement lent qui infuse dans les équipes et chez les élus. Sur un poste public, il faut que l’autorité territoriale soit motrice sur le sujet. Si l’élu n’a pas d’appétence sur ces sujets-là, il ne se passera pas grand chose. Et pour cela, il faut savoir être convaincant. Au-delà de l’aspect technique, il y a un vrai aspect communication : il faut vendre la solution qui est la plus pertinente. L’aspect factuel, chiffré, n’est pas forcément celui qui va faire prendre les décisions. 

NB : Quels freins as-tu rencontré ?

TJ : Le principal frein est culturel : certains collègues ou services qui fonctionnent d’une certaine façon depuis 30 ans ne voient pas pourquoi ils feraient autrement. Cependant, une fois qu’on leur montre que l’on est de leur côté, la plupart sont assez réceptifs car ils voient le bénéfice sur la qualité des projets. Il y a également des freins administratifs et une grande inertie dans les projets. Un projet met 5 ans à sortir de terre, c’est un peu frustrant de voir le temps que ça prend. Il y a aussi les freins liés à l’autorité. Par exemple, l’équipe municipale n’aime pas les bardages[1] bois, même si ça pourrait être pertinent dans certains cas. Même avec les meilleurs arguments, on n’arriverait jamais à les faire passer.

Questionner, et sortir des sentiers battus

“Il faut questionner toutes les dimensions des projets : pourquoi vous avez fait comme ça ? Pourquoi vous utilisez ces matériaux ? Il ne faut pas forcément être dans la critique, mais plus dans la question.”

NB : Est-ce que ta démarche est généralisable ?

TJ : Je pense que les collectivités vont avoir de plus en plus d’injonctions à aller vers la transition énergétique, à aménager la ville pour les citoyens, quelles que soient les orientations politiques. Ce sont des sujets qui vont se développer de plus en plus, beaucoup d’ingénieurs seront recrutés sur ces thématiques. Et c’est d’ailleurs très dommage qu’on n’en parle pas dans les écoles d’ingénieurs. À aucun moment on ne m’a dit que je pouvais travailler dans le public, dans les collectivités territoriales. Il y a beaucoup de clichés qui ne sont pas forcément vrais. Pour les jeunes ingés qui veulent des métiers qui sont porteurs de sens, je vois certains de mes camarades déçus dans le privé, alors que là, il y a un vrai créneau. 

Par contre, ce qui me permet d’avoir un bon salaire, c’est lié au fait que je sois contractuel et non fonctionnaire titulaire. Une des raisons qui me rebute à devenir titulaire, c’est que je ne sais pas si j’aurai envie de faire ça toute ma vie. Je sens aussi que j’ai des lacunes techniques. J’aimerais bien aller vers des métiers qui me permettraient une plus grande maîtrise sur le terrain, pour ensuite retourner vers des métiers plus décisionnaires. Et la deuxième raison, c’est le salaire. Je peux le négocier si je suis contractuel. Par exemple, je suis entré directement échelon 3 (là ou normalement on entre à échelon 0), j’ai pu négocier les primes et une augmentation au bout d’un an et demi. Là, je suis clairement dans la fourchette des salaires en sortie d’école. Si je passais les concours pour devenir fonctionnaire, mon salaire serait bloqué jusqu’à ce que mon ancienneté justifie mon salaire actuel, et ça peut être long. Je garderais mon salaire, mais il n’augmenterait plus pendant plusieurs années.

NB : De manière plus générale, quelle est selon toi la marge de manœuvre pour les ingénieurs pour changer le système de l’intérieur ?

TJ : À mon sens, un des défauts des ingénieurs de manière générale c’est de trop se reposer sur le solutionnisme technologique, parce qu’on nous apprend à croire en ça, à pousser l’innovation, etc. On ne nous apprend pas assez que moins de technologie peut parfois être plus vertueux, qu’il faut oser aller vers la simplicité, et que la solution n’est pas toujours technique. Il faut essayer de ne pas oublier ses valeurs, continuer d’être curieux, sur des champs pas forcément techniques. Il faut questionner toutes les dimensions des projets : pourquoi vous avez fait comme ça ? Pourquoi vous utilisez ces matériaux ? Il ne faut pas forcément être dans la critique, mais plus dans la question. Ça permet de mieux comprendre des arguments auxquels on n’aurait pas forcément pensé. Je sais également qu’il y a des coopératives d’ingénieurs qui se montent, un peu sur le modèle des architectes. Il y a moyen de sortir un peu de ce monde de l’entreprise.

Pour compléter, je dirais qu’il faut oser sortir des sentiers battus. Ça peut faire un peu bateau comme conseil, mais par exemple, je suis parti à 1 000 km de chez moi pour bosser dans une collectivité territoriale dont je n’avais jamais entendu parler. Je conseillerais de tester sans hésiter sur des CDD courts comme c’est souvent le cas en début de carrière. C’est intéressant pour trouver sa voie, la prise de risque est minime, et ça peut aussi permettre de savoir ce qu’on ne veut pas faire.

Notes :
[1] revêtement extérieur d’une construction

Propos recueillis et retranscrits par Nicolas B. pour le projet Livre d’Ingénieur·es Engagé·es.
Merci à Thibaut pour ses réponses, et merci aux relecteur·ices attentif·ves du projet Livre.

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