Entretien avec Aurore*, ingénieure logistique en service hospitalier
* prénom modifié à la demande de la personne
Cet article s’insère dans une série de témoignages en marge des articles « Changer le système de l’intérieur”. Ils ont pour but de donner la parole à des ingénieur·es qui ont des postes qui leur donne une marge de manœuvre pour accomplir un changement.
« Beaucoup de postes d’ingénieurs dans le public sont tenus par des personnes n’ayant pas suivi de formation d’ingénieur (grâce au système de concours pour monter en grade), ce qui peut réduire l’aspect de réflexion sur le système de manière transversale.«
Un chemin vers la logistique humaine
NB : Quel est ton parcours ?
A : Après un parcours classique en prépa MPSI-MP, j’ai intégré une grande école généraliste où j’ai fait un an de tronc commun et un an de génie industriel. Le système étant particulier, on doit choisir une autre option en 3ème année, qui n’a rien à voir avec notre première option, et comme il n’y a pas d’autre domaine qui m’intéresse, j’ai fait un double diplôme à l’étranger dans un laboratoire de recherche. J’avais déjà effectué un travail de conscientisation des enjeux environnementaux donc je réfléchissais à faire ma thèse de master sur une thématique autour de la green supply chain. Après de longs mois de lecture d’articles pour constituer une bibliographie, j’ai rebroussé chemin car le concept de green supply chain tel qu’il est traité dans la littérature scientifique n’a, pour moi, pas sens au niveau écologique (optimisation des émissions carbone tout en restant sur des réseaux de transport complexes et en privilégiant les véhicules électriques). Cela alimente cette idée que les problèmes environnementaux vont se résoudre par la technique. J’ai donc orienté ma réflexion sur un domaine moins étudié et qui ne rentrait pas en contradiction avec mes valeurs personnelles : la logistique humanitaire.
A la fin de mon cursus, (en pleine crise sanitaire), j’ai mis beaucoup de temps à trouver un job qui me convienne, autant sur les missions que le lieu géographique ou l’éthique de l’endroit où je voulais travailler. De par ma formation première en génie industriel dans une école généraliste, j’ai le profil parfait pour travailler en ingénierie projet, chez des grands industriels ou dans des cabinets de conseil. Mais, comme il a été souvent soulevé par d’autres ingénieurs qui ont pris ces voies, j’avais peur de ne pas trouver de sens à ce que je faisais.
Avec la même réflexion que pour trouver mon sujet de thèse, je recherchais tout d’abord dans la logistique humanitaire, mais ne souhaitant pas vivre dans des pays assez instables, je me suis rattachée à ce qui se rapprochait le plus de ce domaine : la logistique hospitalière. En postulant à une offre, j’ai été prise tout de suite. Apparemment, malgré le nombre très élevé de candidats, très peu correspondent ne serait-ce qu’un peu au profil voulu. J’explique notamment cela par la non communication autour de ces domaines lorsqu’on est en école d’ingénieurs : elles sont très orientées industrie, alors qu’il y a beaucoup de débouchés dans le secteur public. D’autre part, le secteur public manque d’attractivité.
Intégrer l’axe environnemental dans les études
« Comme le développement durable est très “tendance”, si j’ai des arguments écologiques forts dans mon analyse, cela ne peut pas être ignoré et cela sera un argument fort lors des comités de direction où les projets et les stratégies sont décidées.«
NB : Est-ce que ton poste correspond à un profil ingénieur ?
A : Mon poste est à 100% pour un profil d’ingénieur. Je ne suis sur ce poste que depuis récemment mais, à l’heure actuelle, il s’appellerait plutôt “ingénieur projet logistique” en reprenant les termes d’entreprise privée. La fonction publique est très rigide sur les diplômes et sans diplôme d’ingénieur, la rémunération (qui est déjà relativement basse) le serait encore plus à cause des grilles de rémunération fixées. Monter en grade est aussi très freiné sans les diplômes adéquats.
Au niveau de la mission en elle-même, je suis sur un poste très transversal : je bouge sur plusieurs hôpitaux et je rencontre énormément de personnes différentes (médecins, soignants, personnels techniques, logistiques, administratifs, directions…). Mon parcours d’ingénieure généraliste s’avère très utile ici car je dois sans cesse m’adapter à de nouveaux interlocuteurs, à de nouveaux modes de fonctionnement que je dois analyser, formaliser et améliorer. Je suis sur une fonction projet (et sur beaucoup de projets différents) donc la rigueur acquise pendant mes études me permet de suivre le rythme et de pouvoir sélectionner les informations importantes.
Une grosse partie de mon travail consiste à obtenir les données (sur des systèmes d’information et sur le terrain quand le SI ne suit pas), analyser celles pertinentes et formaliser ce que je vois sur le terrain pour en tirer des conclusions, trouver des leviers d’amélioration. Même si ce n’est pas très poussé mathématiquement, il faut de bonnes capacités analytiques et critiques.
NB : Comment parviens-tu à changer le système grâce à ce poste ?
A : Je travaille directement sous un directeur hospitalier, donc j’implémente les projets à l’échelle d’une direction d’un groupe hospitalier. Travaillant dans l’un des plus gros groupes hospitaliers de France, les projets sur lesquels je suis mobilisée ont un impact direct sur les activités de terrain. Ils retranscrivent la stratégie instaurée par la direction. Pour mon domaine, je parle évidemment de stratégies logistiques (renforcement de la logistique sur le terrain, projets de nouveaux bâtiments hospitaliers, informatisation de la gestion des stocks, plateformes logistiques…), qui se veulent plus axées sur le développement durable depuis quelques années (l’hôpital suit les “tendances”).
Je constate bien évidemment qu’on est très loin d’être écolo dans les hôpitaux : dispositifs à usage unique, équipements à durée de vie très limitée (ex : des pinces de robots chirurgicaux à 2000 € l’unité qui sont jetées après 10 ou 15 utilisations…), des circuits de transport pas optimisés (livraisons en one to one, avec des camions pouvant être à moitié vides, des utilisations de véhicules pour déplacer des patients sur 100 m)… Mais on ne peut pas remettre en cause la plupart de ces désastres environnementaux, car la santé, l’hygiène et surtout le confort des patients sont dressés comme des étendards contre tout changement.
Pour ma part, mon levier d’action pour essayer de faire changer les choses se fait par mes analyses et le reporting que j’en fais. Les directeurs des hôpitaux s’appuient pour beaucoup de décisions sur, d’une part, des enjeux politiques très forts, mais aussi (parfois) sur les études d’expert dont je fais partie pour le domaine logistique. Par exemple, mon supérieur s’appuie sur mes calculs et mes travaux pour avoir des arguments d’expertise sur des sujets comme la construction d’un nouveau bâtiment ou certains équipements de transport.
Je rédige souvent les présentations de projets et certaines de mes idées personnelles peuvent transparaître dans des documents destinés à être communiqués à d’autres directions, d’autres hôpitaux…
Comme le développement durable est très “tendance”, si j’ai des arguments écologiques forts dans mon analyse, cela ne peut pas être ignoré et cela sera un argument fort lors des comités de direction où les projets et les stratégies sont pensées. Pour l’instant, je me contente de suivre mon rôle, mais j’ai la chance d’avoir une fiche de poste très générale et axée projet, donc les projets peuvent toucher à tout, je ne me sens pas restreinte.
Un aspect politique omniprésent
“Évidemment, il faut une direction plutôt ouverte, s’appuyant correctement sur ses experts métier, et soi-même cultiver une bonne relation avec la plupart des acteurs.”
NB : Où réside ta marge de manœuvre ?
A : Ma marge de manœuvre réside vraiment dans les études que je fournis aux directeurs, et sur lesquelles ils se basent pour prendre certaines décisions. Évidemment, il faut une direction plutôt ouverte, s’appuyant correctement sur ses experts métier (honnêteté intellectuelle), et soi-même cultiver une bonne relation avec la plupart des acteurs.
NB : Est-ce que tu as rencontré des freins ?
A : Le plus gros frein qui existe dans le milieu hospitalier public est le côté politique de tout. Il y a beaucoup de jeux de pouvoir, d’ego, et de réseau. Pour faire quoi que ce soit, il faut connaître les bonnes personnes, respecter les codes, s’associer aux bonnes directions, aux bons acteurs, et savoir vendre ses idées aux personnels de terrain car les syndicats sont très puissants. En jouant à ce jeu-là, il y a des chances de faire bouger la machine, mais c’est difficile de par l’inertie du système hospitalier public. La marge de manœuvre réside vraiment dans l’utilisation d’éléments politiques qui mettraient en difficulté des directeurs. Par exemple, avec une étude prouvant par a+b que tel ou tel choix est une catastrophe écologique, présentée clairement en comité de direction avec plusieurs partis, il est difficile d’ignorer les recommandations. Pour le moment, je ne suis pas forcément à l’aise avec cet univers, mais une personne plus politisée y trouverait potentiellement un bon terrain d’action.
NB : Dans quelle mesure ta démarche serait-elle généralisable, pour la nouvelle génération d’ingénieur·es ?
A : Je pense qu’il faudrait davantage de personnes avec une formation d’ingénieur dans la fonction publique (notamment à l’hôpital) pour appuyer des décisions stratégiques à l’échelle d’une institution ou d’un territoire (voire au niveau national).
Beaucoup de postes d’ingénieurs dans le public sont tenus par des personnes n’ayant pas suivi de formation d’ingénieur (grâce au système de concours pour monter en grade), ce qui d’une part enlève une dimension analytique importante, et peut d’autre part réduire l’aspect de réflexion sur le système de manière transversale. Je recommande aux ingénieur.es engagé.es de chercher dans le secteur public pour orienter au mieux les stratégies publiques, voire de monter vers les postes de direction.
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Propos recueillis par écrit par Nicolas B, pour le projet Livre d’Ingénieur·es Engagé·es
Merci à Aurore pour son témoignage, et merci aux relecteur·ices attentif·ves du projet Livre.
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